
Le fil d’or dans la trame
Dans son nouveau recueil Graduel, le trop discret Jean-Pierre Lemaire se confirme comme une des grandes voix poétiques de notre temps. En emportant le lecteur dans sa quête de la Lumière divine à l’intérieur du monde, il invite pas à pas, mot après mot, à une immersion dans l’expérience de la foi.
Discret. C’est le terme fréquemment employé pour qualifier Jean-Pierre Lemaire. Il est vrai que le poète ne fait pas de bruit. Jean-Pierre Lemaire n’en est pas moins l’une des grandes voix poétiques de notre temps, dont la singularité, reconnue et saluée dès l’origine par Philippe Jaccottet à la parution des Marges du jour en 1981, tient à la façon dont il entremêle sa lecture du quotidien et son expérience de la foi. Son dixième recueil, Graduel, paru en mai 2021 aux éditions Gallimard, confirme avec éclat cette singularité. Le poète y poursuit en effet sa recherche de la Lumière divine à l’intérieur du monde1. Et force est de constater que plus on tourne les pages de ce recueil, plus on est ébloui. La grisaille initiale, liée à des thématiques douloureuses comme la mort des proches ou le passage du temps, s’estompe peu à peu, laissant place à une lumière plus vive et l’on s’étonne que le poète n’ait pas craint de rebuter son lecteur en terminant par ces mots : « Oui, viens, Seigneur Jésus. »
Certes, Jean-Pierre Lemaire a préparé le terrain depuis le début. Le premier poème s’intitule ainsi « Effacement de Dieu » et le titre du recueil lui-même, Graduel, désigne, lorsqu’il est employé comme nom, un psaume lu pendant la messe. Les fêtes religieuses scandent par ailleurs les six sections du livre, tandis que les personnages de la Bible sont évoqués avec autant de familiarité que la petite-fille du poète qui « serre [s]a peluche en suçant [s]on pouce ». Les dogmes religieux enfin sont partout. Le Paradis apparaît après la Savoie, et les Enfers surgissent au milieu des iris et des pâquerettes, dans le jardin où le poète retrouve la vie après une période de vertiges et d’angoisse. Tout ce vocabulaire pourrait agacer, ou pire, exclure le lecteur. Le poète ne semble pas s’en soucier. Il sait que s’il parvient à transcrire exactement la réalité de son expérience, le lecteur sera concerné. Sachant cela, il avance en plaçant tous les détails qu’il mentionne sur le même plan. Prenons le poème « Clinique » :
Je peux au moins regarder le soleil, dit-elle,
par cette fenêtre qui ne s’ouvre pas.
Tout ce qu’elle reçoit ici est transparent :
la nourriture dans la sonde,
les anges baroques
qui assistaient à son mariage,
l’espoir de respirer
l’été prochain l’air des montagnes,
les mots d’un poème
arrivé par la poste.
Toi, tu lui dois de regarder
tout avec gratitude :
ta femme à la maison,
les brins d’herbe dehors.
Chaque élément du poème est placé à côté des autres dans une telle égalité d’attention que le réel voisine avec le surnaturel, le passé avec l’avenir, le concret avec l’abstrait, l’intérieur avec l’extérieur. La « nourriture », les « anges », l’« espoir », les « mots d’un poème », la « maison », « dehors » : tout est nécessaire. Le poète n’établit aucune hiérarchie, montrant par-là que le sacré est à l’intérieur du profane aussi sûrement que l’enfant que nous avons été demeure à l’intérieur de l’adulte que nous devenons. Rien par conséquent n’est figé, rien n’est immuable. Les catégories dans lesquelles nous enfermons ou sommes tentés d’enfermer les êtres et les choses disparaissent. Le soleil devient un ouvrier qui « travaille, même le dimanche », et le mont Blanc « un bien de famille ». À l’inverse, ce sont les « abricotiers en fleur » dans la montagne d’avril qui donnent le « signal de la résurrection ». Et puisque la Lumière se trouve à l’intérieur de chaque chose, la percevoir est une question de regard. Il arrive qu’elle soit visible sans effort et s’apparente à une « Surprise » :
Dans le jardin fané
où le vent de septembre
invite avec douceur
les feuilles au départ,
quelque chose a grandi
qui ne bougera pas :
trois potirons orange,
énormes, accomplis.
Ou alors complètement invisible, comme dans le douloureux poème « Agonie » :
Le Temps comme un boxeur t’a défigurée :
tu as un œil fermé, ton visage est rouge,
couvert d’ecchymoses. Nous comptons les jours,
les heures, les moments, comme sur le ring
l’arbitre penché vers le boxeur vaincu
compte les secondes : mais nous savons bien
que tu es maintenant à terre pour toujours.
Mais le plus souvent, elle ressemble à un mince « fil d’or » perdu dans la « trame » grise de l’existence. Pour la retrouver, le poète multiplie les gestes d’ouverture. On le voit tenter d’ouvrir ici une porte, là des volets ou une fenêtre ; ailleurs, il compare son cœur au chas d’une aiguille par lequel il attend que passe un « rayon matinal / du soleil de mai ». À l’image du soleil, la Lumière fraie de son côté le chemin en devenant une « voix » qui appelle « derrière la porte » ou une « main tendue ».
Ce à quoi nous sommes finalement invités, depuis la tonalité grise du début jusqu’au bouquet final des stances – de la joie cachée, de l’attente, de l’apocalypse –, c’est à une immersion dans l’expérience de la foi en une Lumière partout présente, mais visible à des degrés divers. D’où la trajectoire d’ensemble du recueil, également par degrés. Le titre est alors une méthode dont l’enjeu consiste à se rapprocher le plus possible de l’intérieur, là où l’incandescence est totale. Et si nous pouvons prendre part à cette expérience quelles que soient nos croyances, c’est parce que Jean-Pierre Lemaire, à la manière de Dante dans La Divine Comédie, nous guide patiemment vers ce point ultime en prenant soin, à chaque étape et par tous les moyens poétiques possibles, de rendre sensible la Lumière. Qui devient alors aussi, comme par miracle, intelligible.
- 1. L’Intérieur du monde est le titre d’un recueil de Jean-Pierre Lemaire paru aux éditions Cheyne en 2002.
Graduel
Jean-Pierre Lemaire