
Philosophie du marcheur. Essai sur la marchabilité en ville de Jérémy Gaubert
L’ouvrage de Jérémy Gaubert est surtout centré sur la marche en ville, et sur la marchabilité, qu’il définit comme une « puissance d’ouverture à l’existence » et qu’il interroge dans le contexte de ce qu’il nomme le « ménagement du lieu » en développant « une éthique et une esthétique pour l’habitabilité des lieux ». Il s’attache à donner au fait de marcher toute l’épaisseur d’une expérience qui transforme le piéton tout en s’inscrivant dans des environnements plus ou moins propices. La marche est abordée ici dans une recherche de l’incidence concrète de son déploiement heureux dans l’espace urbain. J. Gaubert convoque en ce sens, avec une solide connaissance de la littérature, non seulement l’anthropologie ou la philosophie, mais aussi les disciplines de l’aménagement : géographie, urbanisme, architecture et paysage. Marcher est une modalité d’appropriation des territoires de prime abord coulée dans l’évidence, mais dont Jérémy Gaubert montre l’infinie complexité, irréductible aux seuls déplacements. Il regrette que souvent les études sur les mobilités dans l’espace urbain se limitent à une pure gestion des flux piétonniers. Or un marcheur urbain n’est pas seulement une unité de circulation, mais un homme ou une femme, un enfant ou une personne âgée, en résonance ou non avec l’environnement. Il s’agit d’habiter les lieux et non seulement de les traverser dans le seul souci d’un trajet. Immersion dans le monde par sens et affectivité, la marche est saisie dans un cheminement allant d’une situation à une autre et donc d’un rapport au monde à l’autre. Ces résonances entre soi et l’environnement conjuguent significations intimes et propositions du paysage. Manières d’être saisi, d’être pris par le milieu ambiant. La marche est à ses yeux une manière d’être au monde, d’être le monde, et non seulement de s’y mouvoir. Elle immerge l’humain dans la concrétude de son environnement, dans une sorte d’atmosphère, d’ambiance qui régit le cheminement. Un « sentir » (Erwin Straus) inséré donc dans un rapport précis aux lieux. Finalement, elle apparaît au sens fort comme une poétique des particularités de l’espace et donc une poïétique de soi, une pratique de l’Ouvert. J. Gaubert retrace la genèse de la marchabilité (walkability) dans les environnements urbains. La notion renvoie au « potentiel piétonnier » contenu dans un environnement urbain, qui ne doit pas seulement se décliner en termes de parcours, mais en termes d’habitation, de mise en relation, d’immersion propice dans les lieux. La marchabilité est aussi une notion critique opposée notamment à l’hégémonie de la voiture, à la subordination de la ville aux impératifs de la circulation routière. Elle implique de passer d’une approche mécanique à une vision plus existentielle, plus ancrée dans le sensible, où la voiture n’est plus qu’un élément de la prise en compte de l’aménagement du territoire. Elle donne un centre de gravité, celui du piéton, et vise à favoriser les cheminements pédestres en les concevant autour du « sentir », du « se mouvoir » et du « s’émouvoir ». Prendre soin des lieux pour qu’ils soient hospitaliers pour ceux qui y vivent ou les traversent. « Maison humaine », la ville doit être hospitalière et se subordonner au sensible, aux rythmes qui définissent la condition humaine dans la recherche d’une coexistence souple et heureuse des différents modes de locomotion et d’une présence propice aux lieux. Un texte d’une érudition foisonnante qui aborde maints aspects du rapport au monde du piéton ou du chemineau. On y sent à la fois le bonheur de marcher, mais aussi la jubilation de penser, de lire, de débattre avec les auteurs.