
Contre le théâtre politique d'Olivier Neveux
Si la dimension polémique du livre est nettement affirmée dans le titre, il ne faut pas se méprendre sur l’objet de sa critique : non pas la politique au théâtre, mais bien cette forme contemporaine et hégémonique du théâtre qui revendique un message, ou plus sobrement un positionnement politique. L’essai se veut contre ce qui se prétend « théâtre politique », donc, mais bien au nom d’une politique au théâtre, voire d’une politique du théâtre, dont c’est un de ses enjeux que de définir les contours. Bien rédigé, et servi par une érudition affleurant à chaque page, ce n’est donc pas seulement un livre de circonstance, la critique de l’actualité (les dérives du spectacle vivant et de la politique culturelle) étant prolongée et mise en perspective par une méditation riche et nuancée sur la dimension politique du théâtre.
Spécialiste reconnu de l’histoire du théâtre politique, c’est en effet sans craindre les procès d’intention qu’Olivier Neveux peut avouer son impatience, voire son exaspération, devant la propension des productions théâtrales contemporaines à afficher un engagement politique qui ne leur coûte pas bien cher, ni en termes sociaux (puisqu’il prêche un public convaincu), ni en termes financiers (puisqu’il n’inquiète guère ses bailleurs de fonds), ni enfin en termes artistiques (la dénonciation de l’injustice, si criante soit-elle, ne suffisant pas à faire un bon spectacle).
Si elle est si répandue, c’est que cette facilité ne vient pas de nulle part : le premier chapitre, portrait savoureux (et attristant) de la politique culturelle des derniers quinquennats, ausculte et dissèque les errements d’une ambition étatique qui, depuis le ministère Lang, a conduit peu à peu les artistes à se faire les courtisans de leurs financeurs publics, en leur assignant quelques fonctions sociales soigneusement délimitées, du divertissement populaire à la facilitation du « vivre-ensemble » (sans oublier le marketing artistique). L’intérêt de l’argumentation tient ici à ce qu’elle évite avec adresse la critique rabâchée de la démocratisation culturelle, qui ne serait qu’un trompe-l’œil ne bénéficiant qu’à la bourgeoisie de province – critique qui débouche le plus souvent sur l’injonction de substituer l’inféodation des artistes aux investisseurs privés à celle des collectivités publiques. Quelle nécessité, pourtant, ferait de l’art un réducteur des inégalités sociales ? Et le théâtre public a-t-il vraiment démérité, en luttant avec ses faibles moyens contre les hiérarchies solidifiées du monde social ? On le voit, la critique d’une conception fonctionnaliste de l’art peut aussi bien conduire à critiquer sa soumission aux puissances publiques qu’à défendre les droits imprescriptibles de la création contre les procès en inefficacité qu’on lui fait à mauvais escient.
Sur le plan artistique, à quelles productions cette situation a-t-elle mené ? À des spectacles où règne ce qu’Olivier Neveux appelle, empruntant à Annie Le Brun, un « trop de réalisme ». Dans le deuxième chapitre, de Joël Pommerat à Bruno Latour en passant par François Ruffin, l’auteur analyse – parfois rapidement – les travers d’un spectaculaire qui dit refuser le didactisme, mais ne s’en vautre pas moins dans les « valeurs » les plus convenues, en incitant parfois étrangement les spectateurs à devenir « acteurs » ou « participants » des expériences qu’on leur propose. Ce qui masque trop souvent, à son sens, la vacuité de cela même qui est proposé, comme si la participation « citoyenne » du public pouvait dispenser de la tâche, certes risquée, d’élaborer une œuvre authentique.
Le troisième chapitre, plus spéculatif, s’attache à ce qui, dans « l’art du théâtre », contient effectivement une dimension politique. Se défiant de la catégorie de représentation – trop marquée par le souci spécieux du « réel » – et même de celle de fiction – sans doute trop contaminée par le registre restrictif de l’utopie –, Olivier Neveux propose de la relier à la notion de « fictif », qu’il emprunte à la fois à Octave Mannoni et à Jean-Pierre Vernant. Ce serait ainsi dans le geste de faire, consciemment, « comme si » (c’était réel), que se dévoilerait la portée la plus subversive, et la plus éminemment politique, de l’art théâtral : « l’enjeu est moins, en effet, de révéler ou de dévoiler le monde que d’en composer un autre ». En définitive, ce n’est donc pas dans son contenu mais plutôt dans sa forme que se détermine, dans l’expérience qu’en fait chaque individu, la portée politique du théâtre. Contre les facilités univoques d’un théâtre qui porte finalement moins de thèses qu’il ne relaie des opinions, il s’agirait donc de travailler à obscurcir et à brouiller le rapport à la réalité, et à substituer l’attention à ce qui se joue à la prétendue perception du réel même, qui dénie la liberté tant du créateur que du spectateur.