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Notes de lecture

Dans le même numéro

La seconde femme. Ce que les actrices font à la vieillesse de Murielle Joudet

mars 2023

L’originalité [des] analyses tient au refus de la plainte. Considérant comme acté le constat de la violence exercée par le système industriel du cinéma à l’encontre des femmes, la critique inverse la proposition pour s’attacher à « ce que les actrices font à la vieillesse ».

Depuis 2015, l’association militante Actrices et acteurs de France associés-Tunnel de la comédienne de 50 ans appelle à une représentation moins stéréotypée des femmes « âgées » sur les écrans. À raison, elle réclame davantage de rôles complexes pour des actrices qu’avec brutalité, le cinéma industriel considère comme ayant dépassé leur date de péremption – comme de vulgaires yaourts. De son côté, dans La Seconde Femme, la critique de cinéma Murielle Joudet passe à l’offensive en analysant la carrière de huit grandes actrices qui ont réussi à sortir du tunnel. Pour cela, elle décrit les stratégies que ces comédiennes ont su développer lorsqu’elles sont devenues, comme le dit Gena Rowlands, des « secondes femmes », celles qui, frappées par « l’obsolescence sexuelle » selon l’expression de Murielle Joudet, se sont substituées aux jeunes femmes qu’elles étaient.

Pour cela, la critique met ses pas dans ceux de Luc Moullet qui, il y a trente ans, analysait ce qu’il appelait « la politique des acteurs ». Il envisageait en effet la carrière d’un comédien comme une œuvre véritable, aussi pensée et voulue que celle d’un cinéaste ou d’un auteur1. Quand Luc Moullet examinait la carrière de Cary Grant, James Stewart ou John Wayne, Murielle Joudet, qui reconnaît volontiers un tropisme pour le cinéma hollywoodien, s’est intéressée à huit actrices, dont deux françaises : Nicole Kidman, Thelma Ritter, Brigitte Bardot, Meryl Streep, Mae West, Frances McDormand, Isabelle Huppert et Bette Davis.

L’originalité de ses analyses tient au refus de la plainte. Considérant comme acté le constat de la violence exercée par le système industriel du cinéma à l’encontre des femmes, la critique inverse la proposition pour s’attacher à « ce que les actrices font à la vieillesse ». Alors, elle suit les tactiques que ces comédiennes mettent en place pour refuser la disqualification promise. Ainsi, elle décrit la façon dont Isabelle Huppert « s’est organisée pour durer », avec des thèmes récurrents (l’insatisfaction bourgeoise, le sadomasochisme, le feu et la glace), de Claude Chabrol à Michael Haneke et de Catherine Breillat à Paul Verhoeven, jusqu’à devenir elle-même un effet spécial, « un corps souffrant transfiguré en corps glorieux » – spectrale. Constater cette transformation mène la critique à supposer que « ce corps est retouché numériquement » et à faire une digression sur la technique hollywoodienne du beauty work2. Des filtres permettent en effet de modifier les visages et les corps jusqu’à leur faire traverser tous les âges, surtout dans le cas des comédiens, « comme si seuls les hommes pouvaient rajeunir pour les besoins du récit, rassembler tous leurs visages au sein d’un film, tandis que l’on suppose que les actrices ne le font que pour des raisons honteusement esthétiques ». Une variante de plus de ce que Françoise Héritier décrivait comme la « valence différentielle » entre les sexes : s’il y a distinguo, c’est en défaveur des femmes…

D’où la force du portrait de Frances McDormand, cette actrice réfractaire qui, alors qu’elle ne correspond pas aux canons industriels de la beauté, assume un physique « presque trop réel ». Murielle Joudet donne à admirer l’intelligence d’une politique qui a mené Frances McDormand à décliner les entretiens et à raréfier ses apparitions publiques jusqu’à leur conférer le statut d’« une forme de sit-in politique : celui d’un corps profane qui traverse des décors sacrés ». Faire désirer ce que le système méprise : suprême élégance.

Face à la vieillesse, la critique évoque d’autres stratégies : Brigitte Bardot fuit le cinéma, se réfugiant dans la misanthropie ; Meryl Streep s’organise contre ses rivales encombrantes. « Démonétisée par la censure », la sulfureuse Mae West se retire en 1943. Dans les années 1950, en vraie femme d’affaires, elle organise et exploite le spectacle de la nudité masculine, ce qui conforte l’hypothèse de Murielle Joudet selon laquelle cette reine du langage à double sens érotique a prospéré sur l’inversion des valeurs puritaines de la société américaine, résistant ainsi au star-system hollywoodien.

Le chapitre le plus attachant est consacré à une actrice de second plan, Thelma Ritter. Inconnue ? Non, si l’on rappelle qu’elle interprète l’infirmière pétrie de bon sens dans Fenêtre sur cour (1954) de Hitchcock. Non seulement Murielle Joudet rend hommage au talent de cette comédienne, mais elle analyse la façon dont, d’un film à l’autre, avec constance, Thelma Ritter soutient les premiers rôles en prenant en charge, à l’arrière-plan, la vie matérielle : « Elle sera l’Américaine moyenne issue de la classe laborieuse, gouvernante, domestique, cuisinière, baby-sitter, grand-mère, uniquement hantée par le quotidien, cette montagne à gravir […] les mains prises dans la boue de l’ordinaire, occupée à essuyer une assiette, servir la soupe. » Cet éloge de l’ordinaire, auquel Stanley Cavell nous a sensibilisés, entre en écho avec la question de la vieillesse : « Le grand récit hollywoodien a laissé place aux gestes qu’exécute chaque jour le commun des mortels : vieillir, c’est toujours rejoindre l’humanité ordinaire. » Par cet exercice d’admiration pour une « athlète de la survie » injustement méconnue, la critique renforce cette certitude qu’au-delà de la seule condition des actrices, « le cinéma apporte un savoir sur la vieillesse ». À la suite de Maurice Merleau-Ponty, Daniel Arasse ou Serge Daney, son remarquable essai nous rappelle que l’art pense, que l’on peut même penser en cinéma.

  • 1. Luc Moullet, Politique des acteurs. Gary Cooper, John Wayne, Cary Grant, James Stewart, Paris, Cahiers du Cinéma, 1993. L’expression était calquée sur « la politique des auteurs », prônée par la rédaction des Cahiers du Cinéma.
  • 2. Kate Winslet, pour ne citer qu’elle, a fait inscrire dans ses contrats une clause refusant toute retouche numérique de son corps. Voir, à l’occasion de la sortie de Mare of Easttown, Maureen Dowd, “Kate Winslet has no filter”, The New York Times, 31 mai 2021.
Premier Parallèle, 2022
224 p. 20 €

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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