
Et si c’était à refaire. Chemins de Boris Pahor sous la dir. de Guy de Fontaine
Sur les hauteurs du golfe de Trieste, Prosek (Prosecco) offre une vue imprenable sur la beauté du Karst et la magie de la mer, écrin du Territoire libre de Trieste. Ce lieu donne aussi à voir l’espace littéraire de Boris Pahor qui ne cesse de les relier : « Quand je suis à la montagne, j’ai envie de retourner au bord de la mer. Et dès que je suis devant la mer, j’ai envie de rechausser mes chaussures de montagne. » Le Karst et la mer sont le maquis pour les Slovènes du littoral adriatique, seul endroit où ils pouvaient s’exprimer en toute liberté alors que le régime fasciste italien menait une politique radicale d’italianisation dès 1922. Le maquis, c’est encore la langue, slovène, qu’il faut défendre contre l’irrédentisme pour pouvoir continuer à exister. Traumatisme d’enfance et topos marquant au fer rouge l’œuvre de Boris Pahor (né en 1913) : l’incendie du Narodni Dom, la maison de la culture slovène, brûlée par les fascistes le 13 juillet 1920 – et qui attend toujours d’être restituée à la communauté slovène. À deux pas de là, la place Oberdan, où Pahor eut à répondre en février 1944 aux interrogatoires musclés de la police secrète nazie, avant que ne commence son odyssée qui l’emmènera successivement à Dachau, Struthof, Dachau de nouveau, Dora, Harzungen et Bergen-Belsen.
Le jour où il recouvre la liberté, à Lille le 1er mai 1945, Trieste est libérée par l’armée yougoslave. De 1945 à 1954, elle sera formellement « Territoire libre de Trieste », placé sous administration internationale. La ville, qui avait alors son drapeau, sa monnaie et ses timbres, était censée devenir un État unitaire, démocratique et indépendant – ce qui implique notamment la parité entre langue slovène et langue italienne. Malgré le traité bilatéral d’Osino (1975), qui attribua une partie de Trieste à l’Italie, le Conseil de sécurité des Nations unies est de jure garant de l’intégrité du territoire. Pour Pahor, c’est un signe d’espoir de coexistence pacifique et de complémentarité, le rêve éveillé d’une utopie. De tout temps, le destin de Trieste, ville frontière par excellence, est d’être autonome, ville libre et port franc intégré à une Europe des régions, Trieste-Ithaque pour l’Ulysse triestin.
Pahor fait ses études de théologie d’abord au séminaire de Capodistria, puis à celui de Gorizia. Il abandonne cette voie en 1938. Enrôlé dans l’armée italienne en 1940, il effectue son service en Libye, où il passe ses examens de maturité, découvre le monde arabo-musulman, lit le Coran. L’armée italienne le transfère ensuite sur les bords du lac de Garde. À l’armistice, le 8 septembre 1943, il rentre à Trieste, alors occupée par l’armée allemande. Après sa visite aux enfers, sa libération suivie d’un séjour en sanatorium dans les environs de Paris, il retrouve Trieste en 1946 avec « le sentiment de redécouvrir Ithaque après des péripéties sans nombre ». Si les romans de Boris Pahor font souvent apparaître des Slovènes prêts à prendre le maquis pour défendre leur langue et leur patrie, la figure du revenant est omniprésente. Ainsi Radko Suban, le protagoniste de Printemps difficile (1958), qui vient d’être libéré du camp d’extermination et qui, après sa déportation, retrouve Trieste Dans le labyrinthe (1984). Ou encore Igor Sevken, le vieillissant écrivain slovène de La Porte dorée (1999), hanté par la figure de Robert Antelme, qui se sent, « en revenant du monde des crématoires », comme une épave au lendemain d’un naufrage. Et aussi Rudi Leban qui, dans Ulysse revient à Trieste (1955), échappe en septembre 1943 à une rafle allemande et se promet de retourner à Trieste pour prendre part à la résistance. Mais, dans la vie comme dans son œuvre, le retour est toujours provisoire et la réalité s’apparente au vagabondage.
L’expérience de l’indicible est cependant cruelle en ce qu’elle révèle l’essence de l’après-guerre. Et ce dès le premier jour de la Libération : « Et quand nous sommes arrivés à Lille, dans ses rues, le matin, au moment du lever du soleil, oui, très vite, on s’aperçut que l’image d’une humanité repacifiée était une puérile et naïve illusion qui était née sur le bord d’un monde en déclin, sur le bord de l’abîme du néant. » Et d’évoquer lucidement Hiroshima, Nagasaki, le Viêt Nam, le régime de Pol Pot, les desaparecidos argentins, les massacres algériens ainsi que Sarajevo et le Kosovo.
Pour Boris Pahor, « ce lieu toujours indéfini, le corps, devient le vecteur d’une liberté possible parce que lui seul conjure la fatalité de l’anéantissement » (citation de la contribution de Evgen Bavčar au livre-hommage publié par Guy de Fontaine, proposant des textes de Boris Pahor ainsi que des témoignages de plumes amies). Ainsi se trouve désigné le lieu d’où résister à l’envahissante biopolitique et ce qu’il importe de préserver : notre seul trésor, notre corps.