
Annemarie Schwarzenbach. La vie en mouvement de Véronique Bergen
Écrire sur la (re)belle androgyne, plus nomade qu’helvète, à la fois écrivaine, photographe et journaliste, femme libre, engagée, antifasciste de la première heure, mais encore aventurière, lesbienne, écorchée vive, toxicomane, suicidaire… d’aucuns s’y sont essayés. Le livre de Véronique Bergen se hisse tout en haut et lance de belle façon la collection « Figures de l’itinérance » : l’édition est soignée, la mise en page et le travail iconographique de qualité mettent en valeur un texte qui emporte le lecteur – à ses risques et périls – sur les traces d’Annemarie Schwarzenbach, sœur de Rimbaud certes, mais aussi archéologue et historienne.
La qualité de l’écriture littéraire de Véronique Bergen tutoie la souffrance intérieure, la sensibilité extrême, la quête d’absolu d’Annemarie Schwarzenbach. Toujours sur les traces de ses multiples voyages géographiques, Véronique Bergen ne perd jamais de vue un interminable et éprouvant voyage intérieur. Son sens de la formule est redoutablement efficace : « En [Annemarie Schwarzenbach], tout est noué, les lignes d’héro, de coke, d’écriture, de la main, de la souffrance, de l’amour, qui, toutes, recherchent la vérité du plan de l’existence, les fulgurances. » Une partition philosophique jouant avec à-propos Deleuze, Deligny et Bataille.
Surtout, Véronique Bergen voit juste. Elle analyse subtilement la « jungle des paradoxes » d’Annemarie : rompre sans y parvenir, fuir pour revenir, revenir pour fuir ; et aussi ces quatre périples sur la route de la soie (1933-1934, 1934-1935, 1935, 1939-1940) comme recherche de la sagesse… y compris celle du pavot, mais aussi celle de l’amour. Se sauver de l’enfer d’une Europe en feu au risque de s’abîmer dans celui de l’opium. L’Orient à la fois remède et poison : ainsi, la même vallée du Lahr au nord de Téhéran à la fois « vallée de la mort » et « vallée heureuse ».
Annemarie, « fiancée de l’abîme » dans les pas de Zarathoustra : « Il en est de l’homme comme de l’arbre. Plus il veut aller à la hauteur et à la clarté, plus est fort le désir de ses racines d’aller vers la terre, en bas, là où c’est sombre et profond, dans le mal » (Nietzsche). Avec pour seule boussole dans cette quête de toutes les formes d’ailleurs : l’écriture, le voyage, l’amour, la drogue. « Quatre réalités de l’ordre d’un plus-que-réel, de l’ordre de l’évasion, afin d’atteindre peut-être un état surréel. Quatre bouées pour ne pas couler à pic dans le désastre du quotidien. »
Voyage donc. Il importe de partir pour qu’advienne le retour (Heimkunft) d’une certaine qualité : en tant que proximité des origines – non seulement de la patrie, de la mère, mais aussi de la terre-mère et du « moi ». Il s’agit donc ici d’un autre « chez-soi ». L’influence de Hölderlin est explicite dans La Vallée heureuse (1940) où cette phrase dit tout d’elle au masculin : « Moi : l’invité, l’étranger, l’aventurier, quoi d’autre ? Curieux, avide de connaître, impatient, errant – seul. »
Véronique Bergen cisèle finement le portrait d’un ange (funeste et obstiné, aussi dévasté qu’inconsolable) chérissant cette part d’enfance éternelle qu’elle porte en elle, mais aussi d’une personne d’emblée confrontée à l’évidence d’une mort qui semble inéluctable (Annemarie décède en 1942 des suites d’un accident à bicyclette, à l’âge de 34 ans). Libéré des contraintes du reportage, un travail poétique remarquable caractérise ses plus beaux textes – La Vallée heureuse et Les Quarante Colonnes du souvenir. Elle avait compris que la poésie offre la liberté tant recherchée, que « les poètes seuls fondent ce qui demeure » (Hölderlin).