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Notes de lecture

Dans le même numéro

Anthropologie structurale zéro de Claude Lévi-Strauss

Édition et préface de Vincent Debaene

janv./févr. 2021

Ce recueil réalisé par Vincent Debaene reprend une série de dix-sept articles écrits par Claude Lévi-Strauss (1908-2009) aux États-Unis dans les années 1940, avant Les Structures élémentaires de la parenté, sa thèse de doctorat soutenue en 1948. Il fait suite à plusieurs recueils parus dans la collection « La Librairie du xxie siècle », dont deux volumes de correspondance marqués par les années de guerre : « Chers tous deux ». Lettres à ses parents, 1931-1942, et la Correspondance 1942-1982 échangée avec le linguiste Roman Jakobson.

Ce choix d’articles se veut en quelque sorte une préhistoire à Anthropologie structurale, paru en 1958. Vincent Debaene signe une préface axée sur la genèse de la pensée de Lévi-Strauss et du modèle structuraliste aux États-Unis, marqués par la rencontre avec Jakobson, avec qui l’anthropologue a partagé son exil à New York. Anthropologie structurale étant le résultat d’un choix de textes réalisé par Lévi-Strauss au détriment d’autres textes contemporains, c’est en quelque sorte à une exhumation archéologique que Vincent Debaene s’est attelé afin de donner accès à des textes méconnus ou oubliés, publiés avant le retour en France, le plus souvent en anglais et parfois traduits pour la première fois. De sorte que Anthropologie structurale zéro vient compléter les publications françaises des années 1950 en les éclairant, parfois de manière moins théorique, ou plutôt en tissant des liens plus explicites entre le structuralisme en gestation et les différents courants de l’anthropologie sociale qui en ont constitué le contexte aux États-Unis. C’est ainsi que Vincent Debaene nous invite à considérer les réflexions de l’anthropologue français en exil à partir d’une unité de lieu et de temps : New York, 1941-1947. En effet, il n’est pas inutile de le rappeler, Lévi-Strauss, en tant que Juif vivant sous la menace des lois de Vichy au début de l’Occupation, a bénéficié de l’aide attribuée par la Fondation Rockefeller aux savants européens en péril pour s’installer et enseigner aux États-Unis (New School for Social Research), c’est-à-dire loin des universités de Paris et de São Paulo où il a commencé sa carrière de chercheur.

Vincent Debaene précise également que Lévi-Strauss se trouve à un double tournant de sa vie aux États-Unis. Sur le plan privé, il s’est séparé de sa première épouse avant de quitter la France, tandis que ses parents vont devoir vivre cachés jusqu’à la fin de la guerre ; cependant, il peut compter sur une tante installée à New York pour s’intégrer et apprendre l’anglais (des liens qui manqueront à André Breton et à la plupart des surréalistes expatriés, le plus souvent incapables de s’intégrer). Sur le plan académique, c’est le temps de la professionnalisation et, de ce point de vue, l’entreprise éditoriale de Vincent Debaene est particulièrement convaincante, les publications américaines témoignant bien de ce tournant : Lévi-Strauss s’impose dans le champ de l’anthropologie comme discipline dans les années 1940, avec plusieurs articles de référence, richement illustrés, sur les Indiens du Brésil, et des comptes rendus où il affirme à la fois son style et sa position dans le champ disciplinaire.

Le livre s’ouvre par un article publié en anglais en 1945, intitulé « La sociologie française », qui donne le ton : une synthèse élaborée par Lévi-Strauss quand il était conseiller culturel à l’ambassade de France de New York, à destination du public américain. Cet exposé de l’école durkheimienne est intéressant à plusieurs titres : loin d’un catalogue des travaux sociologiques français, l’anthropologue pense de manière diachronique en termes de générations (celle de Durkheim, celle des élèves directs qui sont en partie morts sur le champ de bataille lors de la Première Guerre mondiale et la troisième génération à laquelle il appartient avec Alfred Métraux, Michel Leiris, Georges Devereux, etc.) ; il cherche à montrer que le dialogue entre sociologie et psychologie n’est pas clos, ne fait pas l’impasse sur les origines philosophiques de la sociologie française (c’est également sa formation) et n’hésite pas à accepter certaines réserves méthodologiques formulées contre Durkheim pour mieux souligner la voie tracée par Marcel Mauss pour l’avenir des sciences sociales.

Vie symbolique, dichotomie diffusionnisme versus évolutionnisme, historicisme, culturalisme américain (école « culture et personnalité » ivre de psychanalyse), mais aussi et surtout fonctionnalisme ambiant, le jeune Lévi-Strauss se démène avec les différents courants théoriques des années 1940 pour trouver sa voie. S’il n’y a encore pas ou peu de références aux outils de la linguistique, en revanche, c’est surtout une critique en règle du fonctionnalisme de Malinowski que l’on découvre au fur et à mesure de la lecture. Puisque le propre de chaque société saisie comme groupe est de fonctionner, Lévi-Strauss n’a de cesse de dénoncer que « le fonctionnalisme conduit à des assertions circulaires » et « rend dangereusement possible la justification de n’importe quel régime ». Au détour d’un compte rendu, il raille aussi le « providentialisme » de l’anthropologie héritée de Malinowski. On voit ici à quel point la guerre et le nazisme ont pu contribuer à une prise de distance par rapport aux paradigmes dominants, dans un premier temps, avant même de jeter les bases d’une nouvelle épistémologie des sciences de l’homme, dix ans plus tard. Raillant les études dites d’« acculturation », qui se focalisent sur la métamorphose des sociétés indigènes au contact de la civilisation occidentale, en oubliant que le propre de toute société est de se transformer – même les sociétés dites modernes –, Lévi-Strauss contribue, comme d’autres intellectuels contemporains, à reformuler les enjeux du comparatisme, sur la base d’autres objets, par exemple la « réciprocité » telle qu’elle a été étudiée par Mauss dans son Essai sur le don, et non pas la diversité culturelle au prisme de la civilisation occidentale ou des sociétés industrielles.

On découvre ainsi un Lévi-Strauss intermédiaire entre les traditions sociologiques française et américaine, et passeur de l’anthropologie américaine (cinq recensions constituent un chapitre de ce livre), pas seulement un polémiste ou un homme de système. Vincent Debaene démontre sans hagiographie que l’intérêt de ces textes n’est pas simplement génétique, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas uniquement republiés afin de retracer les étapes de la pensée de Lévi-Strauss, mais qu’ils éclairent la genèse du structuralisme sous la forme d’un mouvement intellectuel européen né aux États-Unis, en dialogue avec les différents courants de la pensée scientifique que les chercheurs exilés ont trouvés dans le pays qui leur a donné asile, un constat qui se situe aux antipodes du stéréotype d’une théorie abstraite et désincarnée. Espérons que cette édition sera suivie d’autres travaux sur l’histoire des sciences humaines et sociales qui s’inscriront davantage dans l’histoire transnationale plutôt que dans des traditions locales et les petites histoires d’une « anthropologie à la française », d’une « sociologie à la française » ou d’une « psychologie à la française ».

Seuil, 2019
352 p. 23 €

Emmanuel Delille

Spécialiste de l’histoire culturelle du XXe siècle, chercheur associé au Centre Marc Bloch et au CAPHES, Emmanuel Delille consacre ses analyses aux enjeux de la psychologie, de la psychanalyse et de la folie dans la société contemporaine, aussi bien dans l’histoire des institutions médicales et des controverses scientifiques que dans la recherche en sciences sociales et la littérature. Il a publié…

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