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Notes de lecture

Dans le même numéro

Les catholiques en France de 1789 à nos jours de Denis Pelletier

janv./févr. 2020

Écrire l’histoire des catholiques français depuis la Révolution, c’est écrire celle de leurs conflits entre eux et des conflits de leur Église avec le «  siècle  », c’est-à-dire avec les sociétés modernes dans leurs multiples éclatements : politiques, économiques, éthiques, culturels. C’est la gageure que réussit Denis Pelletier, qui ­parvient à renouveler, surtout pour le xixe siècle et la première moitié du xxe siècle, jusqu’au concile Vatican II (1962-1965), l’histoire d’une période à laquelle nombre d’autres se sont risqués avant lui. Les cinquante dernières années, parce qu’elles sont les plus récentes, sont certes à peine mieux connues aujourd’hui, mais du moins correspondent­-elles vaguement à l’expérience vécue des catholiques contemporains et à ce qu’en voient les autres depuis la rupture post­conciliaire (en particulier à travers la liturgie, ­l’activité médiatisée des papes et peut-être maintenant les scandales sexuels de toute sorte). Il est en revanche devenu très difficile de comprendre, ou d’expliquer, ce que fut «  l’Église d’avant Vatican II  », celle qui s’est constituée après la ­Révolution comme une «  contre-société  » menant le combat face à la modernité anticléricale et athée, redevenant une force politique et spirituelle considérable, inventive comme peuvent l’être les groupes qui sortent d’une lourde épreuve ou se sentent menacés et contestés dans leurs convictions, leurs croyances, leurs valeurs. Nombre de pages permettent de comprendre comment se sont affirmées et installées au xixe siècle des formes de catholicisme populaire où « la distinction entre nature et surnature, entre univers magique et univers religieux, n’est pas vécue comme pertinente », une « civilisation paroissiale » où les « curés de campagne » vont fortement s’illustrer, un puissant enthousiasme pour les missions lointaines, un enthousiasme marial impressionnant (le xixe siècle est le « siècle des apparitions », celles de Lourdes n’étant que les plus célèbres).

Il est vrai que dans les périodes ­d’opposition (à la République laïque autour de 1880 et au moment de la séparation autour de 1905) comme dans les périodes de concorde avec le pouvoir (sous Napoléon III surtout), nombre de combats furent d’arrière-garde, et certaines victoires peu glorieuses. Il est vrai aussi que beaucoup de précurseurs, comme les catholiques libéraux («  ouverts  » aux nouvelles questions de la politique, du social, du monde industriel, de la sexualité et de la vie conjugale) se firent taper sur les doigts. Il est vrai enfin que presque toutes les modernités théologiques et exégétiques furent condamnées fermement, tandis que certains dogmes, comme ­l’infaillibilité pontificale ou les dogmes mariaux (Immaculée Conception, Assomption) semblaient aller à l’encontre de toute raison éclairée (malgré leur popularité chez les catholiques). Denis Pelletier ne justifie rien, mais replace tout dans son contexte ­complexe : il explique les réactions des catholiques à la base et au sommet, leurs divisions comme, malgré tout, leurs consensus, leur créativité pour s’ajuster remarquablement à la société en train de naître (ainsi des mouvements de jeunesse durant l’entre-deux-guerres), leur modernité parfois (celle des religieuses au xixe siècle par rapport à la condition féminine), sans oublier leurs errements : malgré leurs tentatives de déni a posteriori, peu d’évêques ont été lucides sur le régime de Vichy, et ils ont plutôt failli faire « perdre à la France son âme », pour paraphraser le titre du père Gaston Fessard invitant à la « résistance spirituelle » contre le nazisme.

Pour la période la plus contemporaine, où se mêlent histoire et sociologie, Denis Pelletier décrit avec la même justesse les nombreuses facettes de la « crise catholique », depuis les remous multiples des années 1950 (mise à l’écart des prêtres-ouvriers, condamnation de théologiens…) en passant par les promesses optimistes de rénovation lors du concile Vatican II dans les années 1960, jusqu’au désenchantement et à la « restauration » des années 1980-1990, avant d’en arriver au stade actuel de « minorité conservatrice » et aux révélations d’abus sexuels et spirituels dont l’ampleur stupéfie catholiques et non-catholiques. Comme pour les périodes précédentes, Denis Pelletier explique avec clarté les tensions et les contradictions d’une Église prête à admettre des insuffisances, voire des fautes factuelles, mais incapable de reconnaître les causes structurelles, systémiques, du « cléricalisme » (expression du pape François) en train d’étouffer l’Église au sens propre et au sens figuré.

Un livre de forte tenue donc, où l’on ne regrettera peut-être qu’une lacune partielle. En effet, s’il traite de la « vie intellectuelle » en exposant la théologie et la recherche biblique qui posent question et sont à l’origine de crises successives, Denis Pelletier n’évoque qu’en passant la création artistique. En particulier, par leur rayonnement dans et en dehors de l’Église, les auteurs «  catholiques  » du xixe siècle (en dehors de Chateaubriand, même le plus en plus éloigné de l’Église, Victor Hugo, avait sa place, ainsi que les convertis de la fin du siècle…) et du xxe siècle (en dehors de Charles Péguy, dont Denis Pelletier souligne le rôle, Georges Bernanos, Paul Claudel, François Mauriac ont été lus au-delà du monde catholique…) auraient mérité plus de place, de même que les raisons de leur disparition. Leur relève est absente au xxie siècle, et ce ne sont pas les pétillantes Amélie Nothomb ni les Michel Houellebecq déjantés qui peuvent les remplacer. Il serait intéressant de ­comprendre pourquoi.

Albin Michel, 2019
352 p. 22 €

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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Le partage de l’universel
L'universel est à nouveau en débat : attaqué par les uns parce qu'il ne serait que le masque d'une prétention hégémonique de l'Occident, il est défendu avec la dernière intransigeance par les autres, au risque d'ignorer la pluralité des histoires et des expériences. Ce dossier, coordonné par Anne Dujin et Anne Lafont, fait le pari que les transformations de l'universel pourront fonder un consensus durable : elles témoignent en effet de l'émergence de nouvelles voix, notamment dans la création artistique et les mondes noirs, qui ne renoncent ni au particulier ni à l'universel. À lire aussi dans ce numéro : la citoyenneté européenne, les capacités d'agir à l'ère numérique, ainsi que les tourmentes laïques, religieuses, écologiques et politiques.