
Guerres invisibles. Nos prochains défis géopolitiques de Thomas Gomart
La crise de la Covid-19 accélère la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques et hâte ainsi une recomposition de la hiérarchie des puissances.
Le dernier ouvrage du directeur de l’Institut français des relations internationales peut se lire comme une réponse à La Guerre hors limites (1999) de Qiao Liang et Wang Xiangsui. Ces deux officiers chinois s’interrogeaient : « Une seule attaque de hacker compte-t-elle pour un acte hostile ? L’emploi d’instruments financiers pour détruire l’économie d’un pays peut-il être considéré comme une bataille ? », avant d’écrire que « toutes ces actions non guerrières pourraient être les nouveaux facteurs constitutifs des guerres futures ». Nous y sommes.
Vingt ans après la parution de ce livre, la Chine a ravi à l’Union européenne sa place de numéro 2 sur la scène internationale, tout en continuant à convoiter celle de numéro 1. Cela s’explique par sa propre détermination, le comportement erratique des États-Unis et la naïveté des Européens, qui ont fini par croire leur propre discours sur la mondialisation, présentée comme une interdépendance irréversible entre sociétés. Or la mondialisation, c’est aussi la compétition à laquelle se livrent les puissances. À l’échelle globale, les modèles de gouvernement, de consommation et de comportement sont mis en concurrence par la propagation technologique et la dégradation de l’environnement. Les rivalités géoéconomiques, définies comme le recours aux outils économiques pour promouvoir et défendre les intérêts nationaux, gagneront sans doute en intensité.
La crise de la Covid-19 accélère la bascule de l’économie mondiale au bénéfice des plateformes numériques et hâte ainsi une recomposition de la hiérarchie des puissances. L’Europe n’a pas encore suffisamment identifié les affrontements invisibles en cours, susceptibles d’affecter directement son positionnement international. Dans la compétition cognitive, l’influence des modèles dépend moins de leur pertinence que du poids de celui qui les impose. Pour faire face aux prochains défis géopolitiques et géoéconomiques, il lui faut donc cultiver ses capacités de discernement, d’imagination et d’action.
À cet égard, la Covid-19 scelle surtout la rupture entre la Chine et les États-Unis. C’est un cycle de quarante ans qui se referme, modifiant ainsi la nature même de la mondialisation. Le néolibéralisme de Ronald Reagan, importé en Europe par Margaret Thatcher, s’est traduit par la dérégulation et la financiarisation des économies avancées. Sa portée mondiale ne peut se comprendre sans les réformes structurelles lancées par Deng Xiaoping pour ouvrir l’économie de la Chine au monde. Cette complémentarité sino-américaine, qui se met en place à la fin des années 1970, intervient sur fond de rivalité soviéto-américaine, dans un contexte stratégique marqué par la révolution islamiste en Iran, l’intervention soviétique en Afghanistan et la crise des euromissiles. Au cours de ces quatre décennies s’est opéré un formidable transfert industriel et technologique des États-Unis, d’Europe et du Japon vers la Chine, permettant désormais à Pékin de contester ouvertement la suprématie de Washington, comme pour la 5G : « Les États-Unis impriment des dollars américains pour acheter des produits du monde entier, et le monde entier travaille pour les États-Unis. Tout cela est très bien. Mais en cas d’épidémie ou de guerre, un pays sans industrie manufacturière peut-il être considéré comme un pays puissant ? » se demandait, en mai 2020, le général Qiao Liang, vingt ans après La Guerre hors limites.
Sur la scène internationale, il n’existe plus d’instance ni d’autorité morale capables d’imposer un ordre. Les Européens y aspirent confusément en faisant des droits de l’homme et de la protection des biens communs leurs étendards, mais sans convaincre. Reflets des innombrables liens invisibles, des initiatives prolifèrent en matière de coopération en tous genres, mais elles se heurtent au fait que notre pouvoir de transformation excède largement notre pouvoir d’anticipation : la technologie ne pense pas ; elle façonne.
Trois constats traversent en filigrane les huit chapitres de cet essai. En premier lieu, les contraintes environnementales qui s’exercent sur le système Terre sont devenues le cadre de tout effort d’anticipation. Mais son contour est toujours dessiné par les rapports de puissance. En effet, Washington et Pékin subordonnent leurs politiques climatique et numérique respectives à leur bras de fer stratégique. En deuxième lieu, le système international repose sur un emboîtement complexe de souverainetés et de juridictions. La Chine et les États-Unis, comme les autres puissances, cherchent à contrôler les centres névralgiques du système, c’est-à-dire les seuils à travers lesquels passe la coopération et s’exerce la coercition. À l’image des détroits pour la navigation maritime, ces points relient les « espaces communs » : mer, air, espace exo-atmosphérique et « datasphère ». En dernier lieu, la polarisation entre les États-Unis et la Chine libère d’autres énergies, à la fois créatrices et destructives. Sur le plan militaire s’observent les ambitions de puissances régionales comme la Turquie ou celles de groupes armés comme Boko Haram, nés dans l’affaissement de structures étatiques. Sur le plan économique, la capacité de mobilisation de très grandes entreprises excède largement celle d’États. Plus qu’invisibles, les guerres sont devenues diffuses, mutantes, circulaires et englobantes. Le mérite de Thomas Gomart est d’avoir su les décrire.