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Notes de lecture

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Binswanger et l’analyse existentielle de Michel Foucault

décembre 2021

Ce qui frappe d’abord à la lecture de ces notes de cours du jeune Foucault au début des années 1950, c’est moins l’intérêt pour Binswanger et la Daseinanalyse que l’insatiable curiosité et le foisonnement d’intérêts pour les formes les plus variées de la connaissance de l’homme. Ils s’orientent vers la philosophie (Kant, Husserl et la phénoménologie transcendantale, Heidegger, Nietzsche, Sartre, Merleau-Ponty, Malebranche, Maine de Biran, etc.), la sociologie, la psychologie animale, la cybernétique, la réflexologie, la psychanalyse, la psychiatrie et la psychologie. Foucault nourrit le projet de réunir ces branches de la connaissance de l’homme dans une anthropologie englobante de l’existence humaine. L’inflexion de la phénoménologie vers l’anthropologie traduit un désir de comprendre l’homme concret dans toutes ses dimensions, annonçant déjà le maître ouvrage de 1966, Les mMots et les choses.

Foucault critique à la fois la psychologie, sous le prétexte d’une analyse du concret dans le sillage de Georges Politzer, et la phénoménologie, sous le prétexte d’un retour aux choses, toutes deux convergeant vers l’essence de l’homme. Conforté dans sa critique de la psychologie des psychologues par une conférence de Georges Canguilhem de 1956, Foucault dénonce une psychologie auto-référentielle et abstraite. En revanche, la nécessité de rapporter toute définition de l’aliénation mentale à la société le conduit à faire l’éloge d’une vaste enquête sur la « Misère de la psychiatrie » parue en 1952 dans la revue Esprit1.

Ce tournant anthropologique a été confirmé par la lecture du livre de Ludwig Binswanger, Le Cas Ellen West (1957). L’auteur y montre que la schizophrène souffre d’un évidement de la personnalité. Ce n’est donc pas un hasard si le livre s’ouvre par une étude de ce cas. Il est suivi par trois chapitres sur l’espace, le temps et l’expérience d’autrui, appelant à dépasser la phénoménologie, et sur les notions de sujet et de personne. L’analyse des expériences morbides conduit naturellement à celle des formes de l’existence. Seule l’existence peut s’annoncer dans un non-sens qui ne la supprime pas. Elle doit assumer les contradictions qu’elle enveloppe. Tout converge vers cet effort pour libérer le champ de la description phénoménologique des problèmes de la contradiction psychologique et de l’origine absolue du sujet, comme l’avait montré Jaspers dans sa Psychopathologie générale (1946). Le sujet, en s’aliénant, cesse d’être origine pour devenir un entrecroisement de significations reçues de l’extérieur. La notion de personne est tout aussi incapable de rendre compte des processus d’aliénation : elle trouve dans l’aliénation à la fois sa forme et sa suppression. Elle est ce qui s’altère, se dissocie et en vient à disparaître. Mais elle est aussi ce qui subsiste, formant un décor permanent. L’expérience morbide s’enracine dans un environnement que ne pénètre pas la compréhension. Tenter d’en dégager la signification, comme le pratique une éidétique husserlienne de la conscience, échappe à l’essentiel. Le vécu de l’expérience morbide a vocation à se dépasser en cherchant son fondement dans une réflexion anthropologique.

En définitive, ressaisir l’unité humaine, comme Foucault cherche à le faire, ne peut s’accomplir dans une spéculation métaphysique et conduit à « quelque chose de différent des grilles traditionnelles du regard psychiatrique ». Ce qui différencie Foucault de psychiatres comme Bleuler, qui décrivent les altérations de l’univers des malades – « décoloration » du monde, « déréalisation » d’autrui –, c’est de chercher à comprendre dans quel univers vivent ces malades : non pas un autre temps, un autre espace, un autre monde, mais leur temps, leur espace, leur monde. Le fondement de la maladie se trouve dans le malade lui-même, non pas en tant qu’il est malade, mais en tant qu’il est homme, c’est-à-dire existence libre : « Le monde d’un homme malade, ce n’est pas le processus de la maladie, c’est le projet de l’homme. »

  • 1. - « Misère de la psychiatrie », Esprit, décembre 1952. Sur la psychiatrie institutionnelle, voir aussi « L’art à la folie », Approches, n° 182, décembre 2020.
EHESS/Gallimard/Seuil, 2021
224 p. 23 €

Guy Samama

Professeur agrégé de philosophie, directeur de la rédaction de la revue Approches.

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