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Notes de lecture

Dans le même numéro

Nostalgie. Histoire d’une émotion mortelle de Thomas Dodman

Trad. par Johanna Blayac, Alexandre Pateau et Marc Saint-Upéry

janv./févr. 2023

L’ouvrage de Thomas Dodman se penche sur [l’]évolution du mot et de sa considération pathologique pour l’employer comme un médium éclairant, révélateur des grandes révolutions scientifiques et sociales qui ont travaillé les siècles modernes.

L’historien franco-britannique lance une enquête savante sur ce qu’il désigne comme « l’ensemble des conditions de possibilité de la nostalgie ». Le mot est forgé au xviie siècle par le médecin Johannes Hofer pour décrire le tableau clinique d’une imagination troublée, expression d’une émotion jusqu’alors inconnue ou simplement ignorée. Le médecin a longtemps hésité sur le terme approprié, écartant finalement « philopatridomanie » et « nosomanie » !

Dans un premier temps, l’invention de ce terme, étroitement lié au registre militaire, semble concerner les pathologies liées à l’éloignement spatial : il s’apparente au Heimweh, le mal du pays lointain – c’est la maladie des Suisses, dit-on, alors célèbres mercenaires parcourant l’Europe au fil des guerres. Son sens initial se transforme en souffrance due à l’éloignement temporel puis, aux siècles suivants, le trouble se recentre sur des considérations existentielles – l’époque est alors à l’avènement de l’individu. En proie à son destin, l’homme n’est plus défini par son environnement mais par lui-même, son propre récit, sa mémoire. Le devenir de la nostalgie est en effet corrélé au renouveau des identités, aux perceptions de soi dans la collectivité, au subjectivisme qui ouvre à de nouvelles représentations.

L’ouvrage de Thomas Dodman se penche sur cette évolution du mot et de sa considération pathologique pour l’employer comme un médium éclairant, révélateur des grandes révolutions scientifiques et sociales qui ont travaillé les siècles modernes. Il sert de marqueur à notre imaginaire collectif, retraçant cette émotion devenue maladie mortelle avant de se fondre dans un sentiment doux-amer.

La thèse de l’auteur, souhaitant rompre avec la pratique impersonnelle et monolithique de l’histoire, souligne les joies et les complexités d’une pratique historienne respectueuse des valeurs contradictoires, pointant l’ambivalence et la superposition des idées en débat au sein d’une période donnée. Fuyant toute chronologie linéaire, l’auteur passe son objet d’étude au filtre d’une « logique dialectique de transformation historique » pour en saisir la nature complexe. L’ambition consiste à extraire le mot de sa part fantasmatique et à se démarquer des tenants d’une ligne dure de l’histoire aux couleurs sévères et froides, frileuse de toute ouverture à la vie affective.

C’est cette respiration des cœurs, cet humanisme et cette prise en compte la plus complète et la plus sincère de ce qui constitue la nature des acteurs de la société et de leurs relations que défend l’ouvrage de Thomas Dodman. La vie affective caractérise l’homme ; elle l’identifie comme elle portraiture son milieu et ses comportements, mieux que ne le feraient des données statistiques ou de vastes fresques retraçant des représentations génériques. Il s’agit que le lecteur retrouve la sensibilité des personnes et des époques. L’imaginaire joue donc un grand rôle dans cette analyse, où il n’est ni l’objet d’une brimade, ni captif d’un tabou, rappelant le discours du grand comparatiste Pierre Citti, pour qui l’imagination est la force centrale qui nous meut en transformant les choses qu’on perçoit1.

À travers l’évocation de cette maladie, nous voyons se former les États modernes avec la montée en puissance des peuples et la massification des armées nationales, les préoccupations sanitaires, la puissance de diffusion des savoirs comme des idées reçues, la mobilité croissante des sociétés, miroirs des mentalités nouvelles qui se constituent. C’est également l’âge des aliénations individuelles à des modèles nationaux abstraits. De nouvelles contraintes disciplinaires pèsent sur l’individu et l’exposent à l’isolement et à une rupture de sa pratique quotidienne du réel. Ce n’est pas un hasard si l’apogée pathologique de cette maladie et son chant du cygne se situent au xixe siècle, qui est l’expression des progrès et des disséminations des savoirs critiques.

Au fil des pages, le lecteur croise de nombreuses catégories humaines. Soldats, colons, exilés, émigrés, pensionnaires, bagnards : la liste est longue des personnes touchées par le mal de la nostalgie. Les causes invoquées sont variables au fil des siècles et des modèles médicaux en faveur : explication climatique ou organique, hypothèse émotionnelle ou physiologique, voire raciale, cette affection si féroce par sa mortalité finit par être naturalisée en symptôme bénin, synonyme même d’évasion et de rêverie.

Ouvrage très documenté, mené comme une enquête, il abonde en témoignages mis en résonance avec les archives officielles – l’appareil de notes à cet égard impressionne par sa diversité et son volume. Thomas Dodman privilégie les écrits personnels, les documents de première main, rédigés sans contrainte ni retouche. Sont convoquées les lettres des soldats de l’an I, ceux des campagnes impériales et des menées coloniales de la monarchie de Juillet, jusqu’au conflit franco-prussien de 1870, sonnant le glas de cette maladie devenue bénigne, bientôt étrillée par les arguments psychiatriques.

Il ressort de la lecture de cet ouvrage qu’il n’existe pas de sujet plus sérieux qu’un autre ; cette considération est un moyen sûr de rompre avec les idées reçues et tout réductionnisme. Comprendre le développement d’un sentiment mérite autant l’attention du chercheur qu’une chronique du choléra.

  • 1. Voir Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman (1890-1914), Paris, Presses universitaires de France, 1987.
Seuil, 2022
320 p. 23,50 €

Édouard Galby-Marinetti

Écrivain et psychanalyste, ancien enseignant à l’université Montpellier III, spécialiste des questions d’art et d’histoire dans la littérature moderne.

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