Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

© Musée Carnavalet / Roger-Viollet
© Musée Carnavalet / Roger-Viollet
Dans le même numéro

Éduquer à la laïcité ?

Ce n’est qu’assez récemment que la laïcité a fait son entrée dans les politiques éducatives. La volonté de développer cet enseignement semble largement partagée, mais cherche-t-on d’abord à enseigner un principe, ou à mieux en garantir l’application, dans un but disciplinaire ?

Le souhait d’éduquer à la laïcité semble faire consensus, tant dans le monde politique, au sein des débats publics qu’à l’Éducation nationale. Pourtant, il a une histoire récente. Ainsi, les programmes d’enseignement d’histoire et d’éducation civique ont, jusqu’aux années 1990, relativement peu abordé la laïcité. Cette évolution renvoie à une tendance globale des sociétés occidentales, qui consiste à «  pédagogiser  » les problèmes ou les questions de nature sociale, c’est-à-dire à les transférer aux systèmes éducatifs afin qu’ils les résolvent. Quelle est la généalogie de cette pédagogisation de la laïcité ? Quelles attentes, implicites ou explicites, la sous-tendent ?

Une volonté récente ?

Les années 1980 sont le moment d’un retour en force des valeurs civiques dans les politiques éducatives1. Les rapports sur l’enseignement de l’histoire en novembre 1983, sur l’instruction civique en novembre 1984 et sur l’école et l’immigration en août 1985 restent cependant très discrets sur l’éducation à la laïcité. Le sujet n’apparaît pas plus lors de l’affaire des foulards de Creil, qui relança pourtant puissamment les débats laïques à partir d’octobre 19892.

La circulaire dite Bayrou du 20 septembre 1994, souhaitant inscrire l’interdiction des signes religieux ostensibles dans les règlements intérieurs des établissements scolaires, affirme que « cet idéal laïque » est au « fondement du devoir d’éducation civique ». C’est faire basculer la laïcité comme objet d’enseignement, pour expliquer et faire accepter la circulaire dans les classes. Néanmoins, cette pédagogisation de la laïcité reste modérée jusqu’aux années 2010, notamment dans les programmes scolaires ou au sein des instances chargées de réfléchir aux contenus d’enseignement. Le Haut Conseil à l’éducation (Hce, 2005-2013) n’a ainsi quasiment pas abordé le thème. La dernière décennie constitue un tournant pour l’affirmation d’une pédagogie de la laïcité, qui est devenue, avec une rapidité étonnante, une véritable évidence des discours publics et des productions institutionnelles. Deux rapports y contribuent, celui du Haut Conseil à l’intégration en 2011, intitulé Les Défis de l’intégration à l’école, et celui dirigé par le philosophe Abdennour Bidar en 2012, intitulé significativement Pour une pédagogie de la laïcité. Ce dernier s’éloignait ostensiblement d’une logique de sanction, prônant dialogue et souplesse pour cet enseignement du principe laïque dans le monde scolaire.

L’année 2013 accélère cette pédagogisation de la laïcité par une série de textes : le rapport intitulé Pour un enseignement laïque de la morale (qui entraîne la création de l’éducation civique et morale en 2015), la loi dite de Refondation de l’école, et la «  Charte de la laïcité  » affichée dans toutes les écoles publiques. Les annonces ministérielles du 22 janvier 2015 pérennisent ce tournant, à un moment de préoccupations sur les perturbations à l’école liées aux attentats3.

Ambiguïtés

Ce rapide historique permet d’effectuer trois lectures provisoires, tant il faut rester prudent face à un objet en constante transformation. La première est que la pédagogisation de la laïcité, c’est-à-dire sa transformation en objet d’enseignement, a principalement eu lieu dans les trois dernières décennies, avec une brusque accélération dans les dernières années. Il ne s’agit donc nullement d’un héritage ancien, celui d’une école de Jules Ferry parfois mythifiée. En revanche, la chronologie est comparable à celle de la montée des questionnements et des craintes en France quant à l’islam qui en constitue le soubassement4.

La deuxième résulte des défis entraînés par ce souhait d’inculquer et d’expliquer la notion de laïcité aux élèves. Il convient de rappeler que la définition réglementaire et pratique de cette dernière connaît de nombreuses mutations dans le milieu scolaire depuis l’affaire de Creil en 1989 : le bannissement des signes religieux ostensibles par la loi du 15 mars 2004 ou l’intégration des «  atteintes à la laïcité  » au recensement des violences scolaires à partir de l’année 2018-2019 n’auraient pas été vus comme allant de soi dans les années 19905. Comment enseigner un principe qui connaît des réformes, mutations et redéfinitions continues, parfois au sein même de l’école ? Les personnels éducatifs sont mis au défi de faire partager un principe dont les frontières réglementaires et jurisprudentielles se sont étendues et complexifiées6.

L’enseignement de la laïcité associe, depuis la circulaire Bayrou de 1994, volonté éducative et souci disciplinaire.

Enfin, la dernière lecture pourrait être aussi la plus déstabilisante : en justifiant l’enseignement de la laïcité par son application ferme – et réaffirmée – en milieu scolaire, n’y a-t-il pas un risque que certains jeunes l’identifient aux seules restrictions que ce principe semble devoir multiplier à l’école ? Certes, les élèves connaissent bien la laïcité, ce qui peut apaiser cette inquiétude et souligner les effets positifs de la pédagogisation7. Néanmoins, cette dernière associe, depuis la circulaire Bayrou de 1994, volonté éducative et souci disciplinaire. Cette double nature pourrait finir par mettre en échec l’idée même d’une pédagogie de la laïcité. Ce risque peut paraître d’autant plus plausible qu’il existe un puissant sentiment de discrimination chez les (jeunes) musulmans, souvent visés dans les débats sur les frictions entre religion et école depuis une trentaine d’années8.

De ce fait, cette pédagogisation de la laïcité peut recouvrir autant d’ambivalences qu’elle n’affiche d’objectifs – ces derniers n’étant d’ailleurs pas toujours explicités. Comme d’autres attentes transférées au système éducatif, elle mériterait peut-être d’avoir une ambition plus identifiée : celle d’une compréhension du principe de laïcité, par-delà la peur diffuse de sa perturbation dans les établissements scolaires.

  • 1.  Voir Laurence De Cock, «  Question identitaire et curricula d’histoire et éducation civique depuis les années 1980  », Carrefours de l’éducation, vol. 38, no 2, 2014, p. 33-49.
  • 2.  Voir Françoise Gaspard et Farhad Khorsrokhavar, Le Foulard et la République, Paris, La Découverte, 1995.
  • 3.  Voir le rapport de Jacques Grosperrin, Faire revenir la République à l’école, Sénat, 1er juillet 2015.
  • 4.  Voir Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le «  problème musulman  », Paris, La Découverte, 2013.
  • 5.  Voir Céline Chauvigné, «  Laïcité à l’école : évolution du concept dans une approche historique et juridique  », Éducation et socialisation, no 46, décembre 2017.
  • 6.  Voir Gwénaële Calvès, Territoires disputés de la laïcité, Paris, Presses universitaires de France, 2018.
  • 7.  Voir Conseil national d’évaluation des systèmes scolaires, Laïcité et religion au sein de l’école et dans la société, Cnam, janvier 2020.
  • 8. Voir Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-Lgbt (Dilcrah) et Fondation Jean Jaurès, «  Les comportements racistes et les discriminations envers les musulmans de France  », 6 novembre 2019 (www.dilcrah.fr).

Ismaïl Ferhat

Ismaïl Ferhat est Maître de conférences à l’Université de Picardie Jules Verne (ESPE d’Amiens), chercheur rattaché au laboratoire CAREF et membre de l'Observatoire de l'éducation.

Dans le même numéro

Marcel Hénaff. Une anthropologie de la reconnaissance

L’anthropologie du don de Marcel Hénaff, ainsi que son éthique de l’altérité et sa politique de la reconnaissance, permettent de penser les limites de la marchandisation, le lien entre les générations et les transformations urbaines. À lire aussi dans ce numéro : l’image selon Georges Didi-Huberman, l’enseignement de la littérature, la neuropédagogie, l’invention de l’hindouisme, l’urgence écologique et la forme poétique de Christian Prigent.