
L’héritage des Lumières d'Antoine Lilti
Comme tant d’autres réalités du passé, les Lumières ont été réduites à une sorte de bloc compact, celui du triomphe de la Raison contre l’obscurantisme religieux, lequel était établi dans l’intolérance contre ceux qui pensaient et croyaient autrement avant de sombrer dans les mortelles guerres de religion du xvie siècle. L’excellence de ce livre vient au contraire de sa présentation convaincante de Lumières très éclatées, multiples, contradictoires. En fin de compte, plutôt qu’un état, ou un ensemble solidifié, elles ont été peut-être d’abord un projet, une volonté de rupture avec l’ordre ancien, ou de subversion de toutes les autorités et de tous les pouvoirs reçus, d’État, d’Église ou d’ailleurs : les provocations et les méchancetés voltairiennes, la montée aux extrêmes de Sade et les écarts libertaires de beaucoup d’autres, qui ne sont pas des systèmes d’idées constituées, rationalistes et antireligieux, transmis comme tels, en seraient les évidents témoins. De ce point de vue, le chapitre sur les « Lumières radicales » (une critique subtile mais forte des théories de Jonathan Israel, cf. ci-dessus) est particulièrement éclairant sur la complexité des Lumières. De même que celui sur Sade (« Les Lumières contre les Lumières »), qui reprend l’héritage en le travestissant et en défiant ses lecteurs, séduits ou choqués, quant à leurs propres contradictions de « Modernes ». Le chapitre final, sur Michel Foucault et son évolution par rapport aux Lumières, montre au fond qu’une interprétation univoque du xviiie siècle, à travers un système purement rationaliste ou quelques grands auteurs adeptes de la seule « Raison éclairée », n’a pas de sens. En fin de compte, qui veut rendre justice aux Lumières doit certes toujours rappeler leur « tentation » critique plus ou moins radicale, mais aussi, chez les mêmes auteurs, le désir de réforme et de construction.