
La paix avec les morts de Rithy Panh et Christophe Bataille
On ne recommandera à personne de se préoccuper des souffrances des autres pour relativiser les siennes. D’autant moins qu’en lisant le retour de Rithy Panh, cinéaste connu pour ses films sur le génocide cambodgien, et de Christophe Bataille sur les terres où Pol Pot et les Khmers rouges éliminèrent avec une cruauté inouïe, en quelques années, 1, 8 million de leurs compatriotes, on n’en sort pas relativiste ou plus léger, mais plus désespéré, et renforcé dans la conviction que ce que l’homme peut faire à l’homme dépasse de loin les méfaits d’un virus. Le livre est un parcours effroyable à travers les lieux, les espaces, les temps, les témoins, les images et les cauchemars du crime de masse auquel Rithy Panh a assisté enfant, et où ses parents et ses sœurs ont été assassinés dans des conditions atroces avec des milliers d’autres. Ce n’est pas non plus, pour l’écriture, une réflexion suivie ni un discours de procureur, mais des flashs, presque des notes brèves, mais autant de flèches qui font mal. Les lieux et les espaces sont ceux des fosses communes, des crânes et des ossements qui émergent encore, des champs où l’on dort sur les morts, des trous d’eau qui ont remplacé les charniers, des ossuaires bien visibles avec des crânes bien nettoyés qui ne sont que l’histoire et la mémoire officielle… Les temps, ce sont les mois et les mois d’une terreur abominable, des exécutions souvent d’une cruauté inouïe ; les témoins, ce sont des survivants retrouvés, victimes souvent âgées et jamais remises de ce qu’elles ont vu, entendu, subi, mais aussi et surtout, les témoins, ce sont les bourreaux de naguère, toujours vivants, recyclés dans l’État, interrogés et mis devant leurs crimes, confrontés aux documents et aux images de leurs actes, qui résistent, se détournent, sont butés et deviennent parfois menaçants. Les spécialistes du crime de masse devraient lire ce livre pour ses analyses fines sur les négations des négateurs : « La négation du crime de masse, ce n’est pas dire d’emblée : le crime n’a pas existé. C’est s’éloigner. Commencer tout propos par un contexte, un raisonnement tissé de précautions, de questions, de parallèles géographiques et historiques… Le négateur devient un spécialiste du conditionnel. Il procède par concessives. Abuse de négations, ou mieux : de négations de négations. » Illustrations de cette rhétorique impensée : de hauts dirigeants khmers rouges, insolents, colériques, hilares, mais aussi, hélas, Noam Chomsky, Alain Badiou, Jacques Vergès… Sauvent l’honneur : le père François Ponchaud et Robert Badinter, et la parole modeste mais vraie des survivants, gens de rien dont la disparition scellera l’oubli provisoire du massacre, mais peut-être pas la paix avec les morts.