
Le Mystère Abd el-Kader de Thierry Zarcone
De l’émir Abd el-Kader, beaucoup de Français de l’ancien temps n’ont gardé que des souvenirs d’écolier, ceux de la prise de sa smala, en 1843, par le duc d’Aumale, ou de sa reddition, en 1847, aux généraux de Lamoricière et Cavaignac, avec les images pittoresques qui représentaient ces événements « glorieux » dans les manuels d’histoire d’une République fière de ses colonies. La plupart ignorent qu’exilé à Damas en 1854, il fut aussi un musulman fervent, dans la tradition du soufisme, donc de la voie mystique, influencé en particulier par les écrits d’Ibn Arabî, et qu’il était par ailleurs partisan d’un islam réformiste. On a oublié aussi que, lors d’un violent conflit entre musulmans druzes et chrétiens maronites, il s’interposa à Damas pour sauver ces derniers d’un massacre. Encore moins, sans doute, savent qu’en 1864, il fut initié dans une loge maçonnique du Grand Orient de France, près d’Alexandrie – une affiliation assumée et continuée par une partie de ses descendants, mais contestée par d’autres. Les « mystères », les suites et les contradictions de cette affiliation sont précisément le sujet de ce livre. Car si, on s’en doute, les francs-maçons revendiquent avec fierté, encore aujourd’hui, cette « prise » exemplaire, il semble que les liens, jamais reniés, de l’émir avec la Maçonnerie furent surtout d’ordre spirituel ou intellectuel : il ne fréquenta ni leurs temples ni leurs cérémonies. Sa tolérance et son ouverture ne venaient pas seulement de l’humanisme séculier, comme le prétendent les Maçons. Elles avaient aussi des racines profondes dans le soufisme et le désir de « renaissance » (nahda) arabo-musulmane au xixe siècle. Si donc l’on peut et même doit mobiliser le « grand djihad » (l’effort spirituel et moral) de l’émir contre le « petit djihad » (par les armes, pour exterminer des ennemis), il faut rappeler aussi qu’il ne s’est pas reconnu dans le tournant anticlérical et antireligieux du Grand Orient après 1877 et l’avènement de la Troisième République.