
Mystérieuses bleuités. À l’écoute d’Édouard Glissant et de Miles Davis de Jean-Luc Tamby
Préface d’Hugues Azérad
L’attention à l’écriture de la voix, jusque dans ses tremblements, ses éclats et ses silences, conduit l’auteur à une pensée du rythme et de la trace, dont la combinaison caractérise tant l’art du poète que celui du musicien de jazz.
« Mon style d’écriture est le style de jazz de Miles Davis », confia Édouard Glissant à Jean-Luc Tamby. Entrelaçant l’écoute de la poésie de Glissant avec celle des quintets de Miles Davis, l’auteur inscrit son propos dans un contexte anthropologique plus large : celui des rapports de la poésie et de la musique, de l’oralité et de l’écriture. L’attention à l’écriture de la voix, jusque dans ses tremblements, ses éclats et ses silences, conduit l’auteur à une pensée du rythme et de la trace, dont la combinaison caractérise tant l’art du poète que celui du musicien de jazz, tous deux afro-descendants des Amériques, qui ont gardé la mémoire de la traite négrière et des plantations. En effet, les rythmes propres au jazz n’ont pas été importés d’Afrique, mais réinventés à partir de traces disséminées dans les cultures créoles : « Aussi n’est-ce pas par une énumération de traces musicales africaines décryptées ou entendues dans la musique des Amériques que nous pouvons nous approcher d’elles, mais en cherchant à comprendre une démarche créative qui allie le combat, la mémoire et la connaissance. »
L’originalité de la démarche herméneutique de Jean-Luc Tamby consiste moins à comparer deux univers qu’à les comprendre l’un par l’autre. Ainsi, les couples de concepts qui structurent la philosophie glissantienne de la Relation permettent d’éclairer la diversité des styles et la complexité formelles des productions musicales de Miles Davis, mais aussi la diversité des formes de la poésie glissantienne. Mais, alors que les styles musicaux de Miles Davis se sont succédé dans le temps, selon les tourments intérieurs de la création et les aléas de l’histoire, les diverses écritures poétiques de Glissant ont toujours coexisté. Dans une fine analyse du recueil Un champ d’îles (1953), Jean-Luc Tamby montre que mesure et démesure s’appellent l’une l’autre pour constituer une tension sans laquelle il n’y a pas de création. Alors que le free-jazz des années 1960 donne libre cours à l’improvisation au détriment des grilles harmoniques et des unités thématiques, Miles Davis s’efforce aussi de maintenir la dialectique de la mesure et de la démesure, de la liberté et de la contrainte.
L’opposition de l’instant et de la durée (que Glissant emprunte à un essai de Bachelard pour marquer le caractère discontinu de la temporalité antillaise, hérité de l’esclavage) est encore celle qui oppose, dans le champ du jazz, l’improvisation à la composition. Chez Miles Davis et Glissant, une même temporalité musicale et poétique se reprend en spirale, union de la différence et de la répétition, de la circularité et de l’éloignement.
Qu’est-ce qui justifie le rapprochement d’Édouard Glissant et de Miles Davis ? C’est d’abord « la trace partagée », leur commune appartenance à l’histoire des Amériques, aux cultures hybrides et créoles élaborées sur fond de mémoire d’esclavage. Mais, plus profondément, c’est la mystérieuse bleuité de la musique : la blue note, à la fois discordante et harmonieuse. « Quand le silence enfin s’emmêle au bruit commence la mystérieuse bleuité de toute musique. »