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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le délégué de la nature

mai 2021

Claire Weill propose une biographie de Konrad von Moltke, acteur central des négociations sur l’environnement et le commerce, disparu en 2005. L’ouvrage retrace près d’un demi-siècle d’histoire environnementale, à travers le parcours d’un de ses protagonistes les plus investis, médiateur infatigable entre les différentes parties d’un milieu alors en pleine construction.

Claire Weill, physicienne et ingénieure générale des ponts, a fait le choix, à la fin des années 1990, de réorienter son parcours professionnel vers les enjeux environnementaux. Grâce à cette bifurcation, elle rencontre « un certain » Konrad von Moltke à l’Institut du développement durable et des relations internationales, créé en 2002 à l’initiative de Laurence Tubiana. Après la disparition précoce en 2005 de celui qu’elle appelle affectueusement Konrad, l’autrice a mené l’enquête pour reconstituer le parcours d’un homme qui n’a cessé de circuler entre les deux rives de l’Atlantique.

Son fil rouge est le double talent de Konrad von Moltke : capable de pressentir l’importance stratégique de certains enjeux et de faire évoluer les institutions par un réseau de relations avec des personnes travaillant dans une grande diversité de lieux et de structures. Idéaliste agissant en pragmatique, Konrad von Moltke a œuvré toute sa vie pour intensifier les liens entre l’Europe et les États-Unis sur l’environnement ; il a proposé, dès la création de l’Organisation mondiale du commerce, de mieux articuler commerce et environnement ; il a encore joué de son influence, à l’orée des années 2000, pour faire comprendre à la Chine l’importance de l’écologie. L’ouvrage éclaire ainsi un demi-siècle d’histoire environnementale (réunion de Stockholm, sommet de la Terre, traité de Maastricht, protocole de Kyoto), la complexité des jeux d’acteurs (États, Union européenne, Chine, pays émergents, organisations non gouvernementales, chercheurs…) et l’importance de personnalités pionnières (Rachel Carson, Donella et Dennis Meadows, Gro Brundtland, Maurice Strong) pour faire avancer cette cause.

Né en Prusse orientale à Kreisau (devenue Krzyzowa en Pologne), fils de Helmuth James, exécuté par les nazis en 1945, et de Freya von Moltke, qui ont monté un groupe de résistance pacifique au nazisme, issu d’une dynastie ayant des ramifications en Allemagne, Suède, Autriche ou Danemark, Konrad von Moltke vivra enfant en Afrique du Sud, retournera brièvement dans sa ville natale pour repartir à Dartmouth dans le Vermont avec sa mère et son beau-père, l’intellectuel Eugen Rosenstock-Huessy. La trajectoire de cet anti-héros qui ne parlait jamais de sa famille est celle d’un citoyen planétaire, passionnément engagé pour l’Europe. Alors qu’il pourrait entamer une carrière académique aux États-Unis, Konrad retourne en Allemagne à l’orée des années 1970, lorsque l’environnement fait son entrée dans les institutions et que le rapport Meadows propose d’en finir avec le productivisme. L’Union européenne cherche ses marques sur ce sujet, et il en profite pour jeter les bases d’un réseau d’influence à Bruxelles, Paris et Bonn. Après la catastrophe de Seveso en Italie en 1976, il jouera ainsi un rôle pionnier pour imposer des mécanismes efficaces d’évaluation des premiers textes communautaires sur l’eau et les déchets.

Il retourne ensuite aux États-Unis au début des années 1980 pour entamer un travail autour du principe de précaution. Celui-ci prend sa source dans la destruction des forêts allemandes et américaines par les pluies acides. Plus largement, c’est l’intégration du souci de la nature en amont des politiques publiques qui l’occupe. De la bataille de l’ozone qui aboutit au protocole de Montréal à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat en 1988 ou d’un réseau d’expertise mondial sur le climat où l’Europe joue un rôle éminent, Konrad von Moltke sera, au sein des capitales occidentales, un go between infatigable entre les administrations, les milieux scientifiques et les militants des ONG. Dans les années 1990, il promeut aussi l’approche d’un échange de dette contre la protection de la nature (proposé en 1984 par le biologiste Thomas Lovejoy) pour permettre aux pays en développement de s’engager dans la protection de leur biodiversité.

Avec la tenue à Rio, en 1992, du sommet de la Terre, intensément préparé par son secrétaire général, le Canadien Maurice Strong, les grandes questions environnementales font vraiment leur entrée dans les négociations internationales. Les discussions mêlent étroitement enjeux de préservation de la nature et de développement, questions énergétiques et économiques, trop souvent disjointes par la suite. C’est aussi à Rio que George H. W. Bush déclarera à la face du monde que « le mode de vie des citoyens américains n’est pas négociable ». Pour Konrad von Moltke, ce sommet laisse surtout ouverte une question essentielle : la nécessité pour les institutions qui se mettent en place d’insister autant sur les résultats obtenus que sur les processus de négociation eux-mêmes. C’est encore aujourd’hui l’une des principales limites des conférences des parties sous l’égide de l’Organisation des Nations unies que de ne pas parvenir à infléchir les trajectoires d’augmentation des gaz à effet de serre et l’extinction de la biodiversité.

Avec la création, en 1994, de l’Organisation mondiale du commerce dans la foulée du sommet de la Terre, les liens entre commerce et environnement auraient pu être un principe fondateur. Il n’en sera rien. Ce sont d’abord les désaccords entre le Nord et le Sud qui s’y expriment, notamment autour de la demande de libéralisation des échanges portée par les grands pays émergents au nom du développement et des nécessités sociales. Mais les grands pays occidentaux résistent. Ce sont aussi les méthodes de travail de l’OMC qui restent marquées par l’opacité et des traditions diplomatiques classiques. En 1999, à Seattle, le fossé entre les organisations de la société civile et les représentants des États est béant. Plusieurs mois avant ce sommet, Konrad von Moltke s’était efforcé d’alerter sur la nécessité de donner aux ONG une place plus déterminante dans les discussions, pressentant la montée en puissance des courants altermondialistes. En pure perte.

Sans savoir que son temps était compté, Konrad von Moltke s’était engagé dans une nouvelle aventure, grâce à la dynamique créée par les négociations sur l’entrée de la Chine à l’OMC en décembre 2001. Avec le canadien David Runnalls, il a lancé, dès la fin des années 1990, avec l’aval du gouvernement chinois, un vaste travail sur les conditions d’un commerce durable et une évaluation des effets du commerce chinois sur le reste du monde. Industrie, agriculture, terres rares, forêts, biotechnologies et organismes génétiquement modifiés : l’ambition de l’exercice est inédite. Elle devait permettre à Konrad de se lancer dans la recherche d’une optimisation des liens entre commerce et environnement par l’étude des valeurs ajoutées. Malheureusement, il sera emporté par la maladie en quelques semaines, sans avoir pu poursuivre cette réflexion qui marque encore aujourd’hui le débat sur la mondialisation suscité par la pandémie.

Lorsque s’achève le récit de Claire Weill, deux sentiments persistent : la tristesse de la disparition précoce de Konrad et des occasions perdues pour l’environnement, mais aussi la conviction qu’au sein des institutions, les intuitions et l’opiniâtreté de quelques-uns peuvent changer le cours des choses. Espérons qu’ils deviennent plus nombreux !

Museo, 2021
480 p. 18,50 €

Lucile Schmid

Haut-fonctionnaire, membre du comité de rédaction de la revue Esprit, Lucile Schmid s'est intéressée aux questions de discrimination, de parité et d'écologie. Elle a publié de nombreux articles pour Esprit sur la vie politique française, l'écologie et les rapports entre socialistes et écologistes. Elle a publié, avec Catherine Larrère et Olivier Fressard, L’écologie est politique (Les Petits…

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L’idée libérale en question

Force structurante de notre modernité, le libéralisme concentre ces dernières années toutes les critiques. Mais lorsque certains fustigent la société du tout marché, l’individualisme et l’égoïsme contemporains, l’élitisme, les inégalités ou l’autoritarisme, est-ce bien à l’idée libérale qu’ils en ont ? La démocratie peut-elle se passer du libéralisme ? C’est à ces questions que s’attache ce dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon. Le libéralisme y apparaît d’abord comme une tradition plurielle, capable de se renouveler et de se combiner avec d’autres courants de pensée politique. Timothy Garton Ash le définit comme une méthode plutôt qu’un système : « une quête interminable pour déterminer le meilleur moyen de bien vivre ensemble dans les conditions de la liberté ». À quelles conditions, et dans quelles formes nouvelles peut-on défendre aujourd’hui l’idée libérale ? À lire aussi dans ce numéro : l’Allemagne après la réunification, les pays baltiques, la mémoire selon Ernest Pignon-Ernest, une lecture de Nœuds de vie de Julien Gracq, et la vie de Konrad von Moltke, le délégué de la nature.