
Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? de Pierre-Henri Castel
Nous sommes portés à envisager la cure psychanalytique au travers de ce que Pierre Bourdieu appelait des lunettes intellectualistes : à penser que l’analyste se contente d’observer son patient, en retrait de la scène où se joue la cure (celle où, en réalité, il se trouve aussi et où il agit sur le patient) ; qu’il n’est qu’un théoricien (alors qu’il est avant tout un thérapeute) ; ou bien encore que cette pratique, ayant été créée par un individu qui est parvenu à devenir un étranger parmi les siens, n’a rien à voir avec le contexte social et historique qui l’a vue naître, se répandre aux quatre coins de la planète et exercer une influence bien au-delà des murs de la clinique (ce succès inouï rend cette hypothèse douteuse). Prenant le contrepied de cette approche intellectualiste, Pierre-Henri Castel soutient qu’il ne faut jamais perdre de vue l’interaction entre l’analyste et le patient. En réalité, la cure serait un rituel thérapeutique permettant de se porter à l’aide d’un individu en détresse, en évoquant les normes et valeurs primordiales par lesquelles notre société prend forme1.
Pour susciter un gestalt switch, il compare la cure à un rituel de guérison observé chez les Wolofs : l’observation de leur pratique (qui nous apparaît clairement comme rituelle) devant nous aider à mieux cerner la nôtre (qui est loin, au premier abord, de nous apparaître comme telle). Les dissemblances entre les deux ne découleraient pas du fait que la leur est sociale alors que la nôtre ne l’est pas, mais qu’elles sont enracinées dans des sociétés qui ont développé des formes de réponses à l’adversité fort contrastées. Si les Wolofs convoquent le groupe d’appartenance de l’individu éprouvé, nous réaffirmons l’importance pour chacun de tracer son propre chemin et attendons de l’épreuve qu’elle affermisse l’autonomie individuelle. L’objectif déclaré de la cure est d’amener l’individu au point où il se trouve « initié à son désir seul face à lui-même » (en concevant cette pratique comme une mise à l’épreuve de la force de caractère du patient, nous conférons à ce dernier « ce privilège antique du héros, avoir un destin ») ; l’analyste serait « un éducateur moral » ; la cure, d’une manière « paradoxale », contribuerait à « resocialiser les patients […] en tant qu’individus responsables, autonomes ». Castel note encore que la disposition des analystes à dépeindre la cure comme une pratique « asociale », voire « transgressive », qui permettrait à l’individu de se libérer des exigences pathogènes de la société, exprime (tout aussi paradoxalement) cette exigence d’autonomie, que nous chérissons collectivement.
Castel s’appuie aussi sur la théorie des cadres de la mémoire développée par Maurice Halbwachs, qui a insisté sur le fait que l’activité de remémoration des individus naît au sein de leurs interactions et qu’elle leur permet de créer des sociétés (grandes ou petites). La cure serait donc aussi une pratique mémorielle.
Dans d’autres passages, Castel jette sur la cure un regard remarquablement différent. Mais pourquoi psychanalyser les enfants ? permettrait d’éclairer non pas le rôle pratique que les théories psychanalytiques jouent dans ce rituel, mais plutôt « ce sur quoi » ces théories « voudraient avoir prise ». Ainsi, ce livre porterait non pas sur la cure mais sur un autre phénomène, que l’analyste envisage au travers de ses lunettes analytiques. La tension entre les deux approches apparaît nettement dans les pages consacrées à la remémoration. Ce serait la recherche menée par l’analyste qui permettrait au patient « de percevoir le cadre social à l’intérieur duquel ses souvenirs personnels prennent place ». Le cadre de remémoration à l’œuvre ne serait donc pas celui qui est élaboré conjointement par l’analyste et le patient, au fur et à mesure qu’ils élaborent une nouvelle manière de raconter le passé de ce dernier, mais plutôt celui qui aurait été construit tout seul par le patient, dans les tréfonds de son inconscient, avant même qu’il ne rencontre le thérapeute. L’analyste se contenterait de découvrir ce cadre mémoriel individuel : s’appuyant sur la théorie analytique, il envisage les différents symptômes du patient « comme autant de réminiscences sexuelles et infantiles » jusque là dissimulées et encodées. Par le décodage des souvenirs, cette théorie semble bien faire voir que (comme dit Freud) les porteurs de ces symptômes « souffrent de réminiscences ». Ainsi, elle démontrerait que l’analyste qui, aux yeux des non-initiés, coopère activement à la création d’un nouveau récit du passé, se contenterait en réalité, par son travail de décryptage, de dévoiler des souvenirs jusqu’alors non reconnus : il ne serait que le témoin d’une construction mémorielle.
Ainsi cohabitent tant bien que mal, dans Mais pourquoi psychanalyser les enfants ?, « un essai sur la psychanalyse » et « un essai de psychanalyse ». Ce dernier est hétérodoxe. Si Freud pensait que l’analyse permettait d’observer l’être humain universel, Pierre-Henri Castel est porté, à la suite de bien d’autres (au moins depuis Bronisław Malinowski et le jeune Norbert Elias), à historiciser le phénomène observé par l’analyste. L’analyste, parce qu’il aperçoit la marque laissée sur son patient par la société, serait une sorte d’historien du contemporain et la psychanalyse, comme les sciences sociales, viserait à « comprendre la modernité individualiste ». Pierre-Henri Castel ne fait-il pas alors sienne l’image intellectualiste de l’activité de l’analyste qu’il était porté à laisser derrière lui ? Dira-t-on que le livre propose un portrait réaliste de la cure grâce à la combinaison des deux approches qu’il contient ? En avançant que la cure serait une démarche visant non seulement à connaître le monde, mais aussi à agir sur lui, l’auteur esquisserait un portrait plus équilibré de cette pratique. L’analyste parviendrait, tout en mobilisant à des fins thérapeutiques les exigences individualistes, à donner un aperçu synoptique de celles-ci – y compris celles manifestées dans sa propre activité.
Ce dédoublement est-il plausible ? L’analyste, en tentant d’amener le patient à faire face à son désir seul, n’observe pas les exigences morales de notre société individualiste ; il s’appuie sur elles pour agir sur le patient. Ainsi, il est loin d’envisager sa propre activité avec le recul qui lui permettrait de comprendre la place jouée par ces exigences dans sa pratique. En fait, les jugements de valeur qui forment son regard sur le patient, étant intégrés dans la théorie analytique (laquelle lui apparaît comme formée de seuls jugements de fait), demeurent pour lui bien en deçà de l’explicitation. En traitant l’analyste comme un historien, Pierre-Henri Castel tend ainsi à projeter sur l’acteur la perspective du spectateur.
- 1.Ce serait du moins le cas de la cure d’enfant. Sans s’attarder sur la question, Castel écrit que son hypothèse ne s’applique pas à la cure d’adulte. Faut-il comprendre que les lunettes intellectualistes, qui troublaient notre compréhension de la cure d’enfant, permettent de faire ressortir clairement les traits de la cure d’adulte ?