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Notes de lecture

Dans le même numéro

Le ravissement de Darwin de Carla Hustak et Natasha Myers

Le langage des plantes Préface de Maylis de Kerangal et Vinciane Despret, trad. par Philippe Pignarre

janv./févr. 2021

Dans ce petit livre, Carla Hustak et Natasha Myers, respectivement professeure en technosciences et anthropologue, cherchent à lire entre les lignes de l’œuvre de Darwin pour lui trouver une autre postérité que celle du « néodarwinisme ».

La réflexion part de l’étude de la reproduction des orchidées par le chercheur anglais, et notamment des orchidées de l’espèce Ophrys, à laquelle il aurait consacré une partie considérable de ses recherches. Celles-ci ont en effet la particularité de leurrer les insectes, par leur forme et leurs couleurs, pour en faire les véhicules de leur pollen – sans don de nourriture en échange. Dans les études néodarwiniennes, ce marché à la défaveur de l’insecte est explicable au prix d’une contorsion (selon les autrices), par laquelle l’insecte y trouve in fine son compte en maximisant les chances de tomber sur une fleur lui donnant effectivement son nectar. Selon la « théorie du gène égoïste », la maximisation de la capacité de reproduction doit en effet être obtenue avec le minimum de dépense énergétique. Seuls les comportements maximisant le succès reproductif ont un pouvoir explicatif, et les comportements des êtres vivants sont réduits à des mécanismes, qui plus est exclusivement égoïstes – où les formes et les couleurs n’ont d’autre sens que ceux des signaux chimiques qu’elles produisent.

Dès lors, interrogent les autrices, peut-être faudrait-il chercher l’explication de cette variété de comportements ailleurs que dans ce modèle ? Elles proposent ainsi de prêter davantage attention aux « corps particuliers » des individus et à la contingence de leurs actions, perdus de vue dans l’histoire évolutive, et à penser les interrelations entre individus – seraient-ils de deux espèces ou de deux règnes différents.

C’est ce qu’elles appellent la méthode « involutive », qui permet de considérer ensemble des espèces distinctes – d’aller de la multiplicité des espèces à l’Un de la relation, de la coévolution. Dans l’involution, les individus d’espèces similaires ou différentes inventent des manières de vivre ensemble, sont les acteurs d’expériences sensorielles communes qui dépassent le seul cadre de la lutte pour le succès reproductif. On sort ici de la pure légitimation de l’existence de caractères par la sélection naturelle, pour entrer dans une compréhension des « formes de vie contingentes et fugaces ». Les plantes, dès lors, perdent leur statut d’automates réactifs pour endosser les habits de « praticiennes menant des vies actives ».

Cette méthode trouverait ainsi sa source ou sa légitimation dans les lignes mêmes de Darwin qui, bien loin de l’idéal moderne du scientifique désengagé et impartial, s’est penché si près de ses objets d’études qu’il serait lui-même entré dans ces réseaux d’affinités inter-espèces, et aurait dépassé ainsi le cadre « purement fonctionnaliste » que sa postérité a bien voulu lui prêter. En soumettant à expérimentations divers caractères des orchidées avec tout son corps et toute sa sensibilité, Darwin aurait apporté des arguments pour déjouer la fixité des frontières entre espèces. Juste hommage à la complexité de l’œuvre de Darwin ou enfant fait dans le dos à sa rigueur scientifique, il est difficile de juger de la pertinence de l’interprétation proposée. Interroger la « foi inébranlable » qui fait de la sélection naturelle l’unique agent explicatif des comportements peut toutefois apparaître salutaire, et ouvrir un nouveau champ de réflexion sur les liens inter-espèces – dans la lignée des pensées de Deleuze et Guattari, de Bruno Latour et de Lynn Margulis.

Remettre en question la toute-puissance de la théorie de la sélection naturelle prônée par le néodarwinisme conduit par exemple à interroger la représentation arborescente de l’évolution : les transports génétiques entre les différentes branches de l’arbre plaident davantage pour une représentation rhizomatique de l’évolution, qui ouvre la voie aux notions de coévolution et de relations interspécifiques. C’est considérer les alliances, ou « articulations » (Bruno Latour), entre individus qui déjouent les frontières des classifications pour s’accorder les uns aux autres, discriminer leurs différences respectives pour apprendre à les lire et ainsi partager la responsabilité de l’action – bien loin de l’égoïsme allégué. Certains chercheurs évoquent ici une forme de « communication » entre les individus, hérissant sur leur tête les cheveux d’autres de leurs collègues. Revendiquer la capacité de communiquer pour les plantes et les insectes, c’est en effet courir le risque de l’anthropomorphisme.

Ainsi, par ce texte, les autrices entendent redonner une histoire aux pratiques improvisées et interpersonnelles, dans une « approche féministe » de l’évolution – une approche où le succès, la victoire n’est pas la seule variable de légitimation et d’explication, et où les plantes et les insectes redeviennent actrices et acteurs. Ne sont-elles pas elles-mêmes, à leur tour, tombées dans le piège anthropomorphique ? C’est ce qu’un débat scientifique consciencieux et ouvert devrait pouvoir trancher. Il est douteux que la préface, avare de références scientifiques, participe à ce débat.

La Découverte, 2020
114 p. 14 €

Margot Holvoet

Diplômée de Sciences Po Paris en affaires publiques, de Paris I Panthéon-Sorbonne et de l’ENS-Ulm en philosophie, Margot Holvoet a un temps travaillé dans l’édition, en parallèle de plusieurs responsabilités associatives. Elle s’est spécialisée dans l’analyse des questions environnementales.

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Femmes en mouvements

Les femmes sont au cœur de nombreux mouvements sociaux à travers le monde. Au-delà de la vague #MeToo et de la dénonciation des violences sexuelles, elles étaient nombreuses en tête de cortège dans le soulèvement algérien du Hirak en 2019 ou dans les manifestations contre le président Loukachenko en Biélorussie en 2020. En France, leur présence a été remarquée parmi les Gilets jaunes et dans la mobilisation contre le dernier projet de réforme des retraites. Dans leur diversité, les mouvements de femmes témoignent d’une visibilité et d’une prise de parole accrues des femmes dans l’espace public, de leur participation pleine et entière aux débats sur l’avenir de la cité. À ce titre, ils consacrent l’existence d’un « sujet politique féminin ».