
Le démon de la colline aux Loups de Dimitri Rouchon-Borie
Sa fréquentation quotidienne des chambres correctionnelles et des cours d’assises et son intérêt manifeste pour les destinées humaines qui s’y jouent expliquent sans doute que Dimitri Rouchon-Borie, chroniqueur judiciaire pour Le Télégramme, ait choisi de faire d’un jeune condamné le héros de son premier roman, aussi bouleversant que remarquable.
Le Démon de la colline aux Loups est l’histoire d’un exorcisme par l’écriture, celle du journal qu’entreprend dans sa cellule un jeune homme, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité pour les crimes qu’il a commis, pour chasser le démon qui l’habite et sauver son âme. Des psychologues lui disent qu’écrire permet la « rédemption ». Qu’est-ce que la rédemption, se demande-t-il, lui qui a si peu fréquenté l’école ? Même s’il a fini par apprendre des mots, il en manque. Il implore la miséricorde de ceux qui le liront pour son « parlement » bien à lui et pour « ces choses sales » qu’il va devoir écrire. « Même si lire c’est moins pire que subir on voudrait tous être épargnés […] mais ça ne se raconte pas joliment. » « Ça », c’est son enfance « consumée » sur la colline aux Loups avec « la trouille au ventre des mauvais coups ».
Le premier souvenir qu’il garde, c’est cette « chaleur du nid » qu’ils formaient, petits, lui, ses cinq frères et sœurs et les chats, blottis les uns contre les autres, à même le sol de cet antre sans lumière et où se profile, de temps à autre, l’ombre menaçante du père. Quand il rentre le soir, aviné, celui-ci les frappe, et la mère ricane derrière la porte, « énorme bonne femme beuglante ». Parfois, c’est elle qui les jette, tour à tour, dans le noir de la cave, pour les punir… À l’école, où il doit aller à la demande des services sociaux, la maîtresse, qui « sent le printemps et la pluie », lui apprend qu’il a un prénom : il s’appelle Duke. Les autres enfants se moquent de lui et le cognent, jusqu’à ce jour où quelque chose le pousse à rendre coup pour coup à l’un d’eux. Ce jour-là, à la colline aux Loups, le père devient fou, le roue de coups et le viole. Le viol, c’est la punition et il y en aura désormais d’identiques, presque chaque jour. C’est alors, explique-t-il, que le démon est entré dans sa vie et ne l’a plus quitté. Quand il retourne à l’école, tout chancelant de tant de meurtrissures, la maîtresse et l’infirmière découvrent l’étendue du désastre. Les enfants sont placés, le père et la mère sont arrêtés puis renvoyés devant la cour d’assises. Les juges lui demandent de raconter : « J’ai eu du mal à formuler les mots car mon corps revivait des choses et c’est comme si les plaies étaient encore là alors je l’ai dit et je commençais à confondre le langage avec la nausée. […] Je crois que c’est ma souffrance qui m’a tué depuis longtemps je ne crois pas que je suis vivant autrement que pour mes fonctions biologiques mais dedans je suis mort. »
Chez Pete et Maria, qui lui offrent de l’amour et une vie de famille, la vie s’écoule doucement, même s’il sent toujours en lui cette « déchirure de l’enfance ». Alors qu’il est encore innocent, il part et plonge dans la forêt. Il veut aussi aller voir la mer. Dans la nature, il s’oublie et oublie le démon. « Je pensais que tant que la chaleur était là le démon ne pouvait rien faire j’étais dans l’origine des choses. […] La mer accomplissait chaque seconde mon rêve de rébellion de puissance de force et de liberté. […] C’est la seule chose qui aurait pu faire disparaître la colline aux Loups. » Sur la plage, un soir, passe un groupe de jeunes junkies. Au milieu d’eux, Billy, jeune brindille pâle qui, seule, le remarque, assis sur le sable, transi de froid. De ce jour, il ne la quitte plus et rejoint le squat où elle et le groupe vivent, entre drogue et alcool. Pour sauver Billy, rattrapé par le démon, il se perd dans une violence extrême. Des meurtres dont on l’accuse, il ne garde aucun souvenir précis, comme si une force mystérieuse prenait soudain le contrôle sur lui. Dans la prison où il purge sa peine, l’aumônier lui apporte les Confessions de saint Augustin. Duke, qui a toujours cru qu’il fallait « tout abandonner à Dieu et avoir faim de lui », même s’il disait n’avoir « pas appris cet appétit », est fasciné par ce livre au « parlement si beau » qui s’adresse à Dieu, bien qu’il ne comprenne pas tout. Mais il aime cette lumière qui en émane et l’idée lui vient que Dieu « peut réparer la colline aux Loups puisqu’il peut tout laver ».
Si Le Démon de la colline aux Loups est une plongée dans la misère des hommes, il est aussi un acte de foi dans les vertus salvatrices de l’écriture. Son auteur explique qu’il a écrit cette histoire en quelques semaines, alors qu’il suivait pour Le Télégramme une affaire de viol intrafamilial aussi sombre que la vie du jeune Duke. En choisissant de prêter sa plume, à la fois singulière et poétique, à ce jeune adulte à l’enfance saccagée, reclus dans la solitude de sa cellule qui, au crépuscule de sa courte vie, découvre la lumière dans les mots de saint Augustin, Dimitri Rouchon-Borie révèle son indéniable talent d’écrivain.