
Hirak en Algérie sous la dir. d’Omar Benderra, François Gèze, Rafik Lebdjaoui et Salima Mellah
Œuvre collective, ce livre est cependant construit comme une suite de chapitres qui s’enchaînent logiquement pour rendre compte de ce qui se passe en Algérie depuis des mois, en l’occurrence le hirak, mot arabe qui signifie « mouvement » et, par extension, « soulèvement », « insurrection ». Ses auteurs sont des membres d’Algeria-Watch, association de défense des droits humains en Algérie. Construit en trois parties – les origines, la description d’un mouvement unique en son genre, les réactions du régime et à l’étranger – et dix-huit chapitres, il propose des analyses à la fois très informées et très radicales.
Le départ est connu : faute de candidat à sa mesure, la clique au pouvoir, corrompue jusqu’à l’os, présente en février 2019, dans un simulacre télévisé en direct, pour un cinquième mandat, la « momie » qu’est devenue Abdelaziz Bouteflika. C’est la faute politique de trop, qui déclenche le hirak. Mais, pour en saisir les causes réelles, il faut remonter à la prodigieuse violence, non soldée, de la guerre civile des années 1990, ainsi qu’à la déliquescence politique, économique, sociale et morale qui ronge la société algérienne depuis des décennies. Une déliquescence due à la « coupole mafieuse » d’un pouvoir tenu par des généraux de l’armée et une police politique – et secrète – toute-puissante, qui règlent leurs bons – et leurs mauvais – comptes entre eux au détriment du peuple. Ils sont soutenus par l’habituelle clientèle civile qui tire profit de la corruption au sommet pour capter et détourner à son avantage les richesses disponibles.
Une large place est faite dans la deuxième partie aux divers acteurs, notamment les jeunes, engagés dans le mouvement, à leur créativité joyeuse – on a parlé de « révolution du sourire » –, leurs initiatives, leur état d’esprit durablement combatif, mais aussi aux méthodes du pouvoir pour contrer les vagues du vendredi : justice et médias aux ordres, désinformation et mensonges sans scrupule sur des réseaux sociaux. Le hirak a ainsi mis à nu la corruption organisée du régime, son « ordonnancement mafieux », sa stature foncièrement policière ; fragilisé, il a reculé sur la candidature de Bouteflika, pris des mesures anticorruption et arrêté des corrompus, anciens ministres et hommes d’affaires, ainsi que des responsables de la police politique. Pour autant, n’est-ce pas une fois de plus une fraction des généraux de l’état-major qui a triomphé de groupes d’intérêt concurrents ? Quant aux puissances étrangères – surtout la France, les États-Unis, la Russie et la Chine –, elles font profil bas, c’est-à-dire se contenteraient volontiers de quelques réformes et du statu quo. Dans les manifestations sont ciblés avant tout la France, les États-Unis et les Émirats arabes unis. On peut le comprendre par l’histoire et l’actualité, mais ce n’est peut-être pas très lucide non plus par rapport à la Chine et à son soutien sans complexe au régime en place.
Le livre s’arrête à la date du 1er novembre 2019, et bientôt un an se sera écoulé depuis sa clôture. Il faut donc le lire pour les grandes qualités d’analyse du passé et de description du hirak. Entre-temps, en décembre 2019, l’élection présidentielle a finalement eu lieu et le chef d’état-major Gaïd Salah est mort. Les manifestations du vendredi ont continué en 2020, jusqu’au déclenchement de la pandémie de Covid-19. Elles ont repris après le confinement, mais le régime fait désormais incarcérer et condamner à de lourdes peines des figures de la contestation. Aucune réforme de fond du système politico-économique n’a eu lieu. Les généraux et la police sont toujours là. Et les candidats – jeunes – à l’émigration nombreux, paraît-il. Le « mouvement d’une puissance extraordinaire » et d’une ténacité impressionnante, décrit et célébré dans la partie centrale du livre, parviendra-t-il malgré tout à l’emporter ?