
Aimé Césaire de Kora Véron
Voici enfin, vingt-trois ans après la mort du politicien-poète, la grande biographie attendue. Son autrice, Kora Véron, était particulièrement bien placée pour s’en charger puisque, coéditrice des Écrits d’Aimé Césaire. Biobibliographie commentée (Honoré Champion, 2013), elle a une connaissance exhaustive de tout ce que Césaire a pu écrire (articles, livres, poèmes épars) ou dire (discours ou entretiens). Né en 1913, décédé en 2008, Césaire a traversé tout le xxe siècle et assisté à la transformation de la Martinique, plus radicale encore qu’en Europe car partant d’un niveau de développement bien moindre. Cette transformation, il en fut également, volens nolens, l’acteur principal en tant que rapporteur de la loi de départementalisation (1946), député de 1945 à 1993, maire de Fort-de-France de 1945 à 2001, conseiller général de 1946 à 1970, président du conseil régional de 1983 à 1988… Tout en poursuivant la tâche de poète entamée pendant qu’il était élève à la rue d’Ulm.
C’est de cette époque, juste avant la guerre, que date le Cahier d’un retour au pays natal (1939) qui, grâce en particulier à André Breton, résonnera comme un coup de tonnerre dans le champ littéraire. Les recueils qui suivront jusqu’à Moi, laminaire (1982) consolideront sa réputation de poète envoûtant, en dépit ou à cause d’une propension certaine à l’hermétisme.
Si K. Véron ne cache rien des diverses péripéties de la vie du poète, le compagnonnage avec le surréalisme puis, pendant une décennie, avec le réalisme socialiste (Césaire fut membre du Parti communiste de 1946 à 1956), les collaborations avec les peintres Pablo Picasso et Wifredo Lam, l’amitié avec Michel Leiris, sans oublier les pièces de théâtre, sa biographie intéressera davantage encore par tout ce qu’elle nous apporte sur la carrière du député-maire et donc sur l’histoire politique de la Martinique entre 1945 et 2001. Après l’affirmation de la « négritude » avant-guerre, commence en effet une période très riche en événements avec, dans l’ordre, les promesses de la départementalisation et la recherche de l’assimilation ; le temps des désillusions et la quête d’une autonomie mal définie ; le « moratoire » concernant tout changement institutionnel lorsque la gauche arrivée au pouvoir instaure la décentralisation en faveur des nouvelles régions d’outre-mer ; enfin, le désenchantement au moment de tirer le bilan : la Martinique, loin de progresser sur la voie de l’émancipation, n’a fait que s’enfoncer davantage dans la dépendance.
Le livre de K. Véron prend encore plus de saveur si on le lit à la lumière de l’actualité. Pour ne prendre que deux exemples, l’autrice cite un passage du Cahier dans lequel Césaire décrète que la foule martiniquaise ne se reconnaît en rien dans les statues emblématiques de Fort-de-France – Belain d’Esnambuc (le fondateur de la colonie), Joséphine de Beauharnais, Victor Schœlcher – ces mêmes statues détruites en mai et juillet 2020 ! Elle rappelle également que Césaire, au moment du vote de la « loi Taubira », s’était déclaré hostile aux réparations financières en faveur des victimes de la traite et de l’esclavage, un sujet qui a repris une certaine vigueur récemment.
Les lecteurs qui espéreront entrer dans l’intimité de Césaire en seront pour leurs frais. Lui-même se montrait discret à l’égard de sa vie privée et K. Véron en révèle bien peu. Si elle évoque, naturellement, la rupture avec l’épouse, Suzanne, elle ne révèle rien de la vie privée de Césaire après son divorce. Tout au plus voit-on passer quelques noms de personnages féminins, sans autre précision. Guère davantage de détails à propos des périodes de dépression qu’il a traversées, ou de son caractère : on devra se contenter de rapides portraits fournis par quelques proches.
Ce n’est sans doute pas le plus important. Par contre, on déplore l’absence d’un index rerum qui faciliterait l’usage de ce livre comme instrument de travail. Qui veut suivre les méandres de la pensée de Césaire à propos de l’indépendance et de l’autonomie, par exemple, devra établir son propre index. Ni la table des matières détaillée, ni l’index nominum ne peuvent combler ce manque. Une chronologie aurait également été utile.