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Notes de lecture

Dans le même numéro

Aby de Marie de Quatrebarbes

novembre 2022

Manifeste contre le progrès, ce roman réhabilite la part de nuit en chacun de nous.

Comment raconter une conscience qui bascule dans la nuit ? Comment dire les pensées qui s’échappent, mais qui ne tendent vers rien d’autre que le délire, la paranoïa ou l’hallucination ? Marie de Quatrebarbes choisit l’internement dans une clinique psychiatrique du célèbre historien d’art Aby Warburg (1866-1929) comme point de départ de son dernier roman. La « ligne d’existence » d’Aby est sinueuse, mais il lui faut bien la suivre car il n’en a qu’une. À pas lents, Aby s’enfonce dans sa nuit : ce qu’il y trouve et ce qu’il y laisse tissent la trame d’une existence qu’on devine assaillie par des forces qui le dépassent.

L’écriture est double : là, tendue, presque électrique ; plus loin, elle s’étire et, comme une brise en forêt, devient une respiration. Marie de Quatrebarbes parvient ainsi à la nimber dans une atmosphère proche du rêve ou de l’hypnose. L’intérêt du texte tient par ailleurs au regard neuf qu’il pose sur la folie. Il ne s’agit pas de la reléguer dans les marges, mais de la replacer au centre et de savoir si elle mène quelque part. La ligne d’horizon est, comme un diagnostic en psychiatrie, toujours ouverte et changeante. Le récit suit, lui aussi, deux chemins : la description, aérienne, poétique, d’un esprit qui chavire ; la narration des événements historiques. Sans cesse entremêlés, ils insufflent un rythme particulier au texte et lui donnent une atmosphère feutrée, semblable à une chambre d’hôpital.

Le lecteur pensera sans doute au sanatorium de La Montagne magique (1924) de Thomas Mann. Bellevue, où Aby Warburg est interné, en partage certaines caractéristiques : le silence percé par les hurlements, le fond de magie dans l’air, la charge électrique, une élégance qu’on devine désuète. Dans une conférence prononcée à Princeton en 1939, Thomas Mann décrivait son roman comme un « document de l’état d’esprit et de la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du xxe siècle ». Le roman de Marie de Quatrebarbes peut être lu comme un « document » similaire. La folie d’Aby, pour singulière qu’elle soit, n’est jamais que la réplique d’un séisme collectif, en particulier celui de la guerre, avec ce qu’elle charrie de charognes et de cadavres. La folie n’est que notre monde, pour une lucidité qui finit par dévorer son hôte. Car ici les fous sont ceux qui voient mieux, plus loin. Ils agissent comme le négatif d’un continent au bord du suicide en lui révélant sa part tragique et absurde.

Le récit est aussi l’occasion de réfléchir à ce que la technique fait aux hommes, à ce qu’elle modifie, sans qu’on y prenne garde, dans nos façons de voir, de sentir, d’aimer et de communiquer. Aby est en effet confronté à une expérience-limite qui le confronte à l’échec du mythe prométhéen. À travers lui, l’édifice moderne tangue et, par hubris, s’effondre. On est jeté dans le monde et les mythes qu’on se raconte (le progrès, l’infaillibilité), tout comme les dieux qu’on se fabrique (l’argent, la réussite sociale), ne sont d’aucun secours. Aby Warburg, pourtant né dans une famille de banquiers hambourgeois, l’apprend à ses dépens. Le secours viendra peut-être des choses et des êtres qui le cernent à Bellevue : nymphes et phalènes, diablotins et faunes. Reste donc un livre hanté par des voix et des images, des fantômes et des croyances. Marie de Quatrebarbes restitue cet outre-monde avec justesse et générosité : comme ce qu’il est, un supplice, et comme ce qu’il pourrait être, une cosmogonie qui arrête la course folle au profit et à l’exploitation du vivant.

Manifeste contre le progrès, ce roman réhabilite la part de nuit en chacun de nous. Les paysages crépusculaires, les rites amérindiens, la mémoire à laquelle on ne peut plus se fier, les forêts de signes où le sens vient mourir : autant de preuves que « l’inquiétante étrangeté » d’être au monde demeure, malgré l’empire de la technique.

P.O.L, 2022
208 p. 17 €

Sabri Megueddem

Sabri Megueddem est étudiant en master à Sciences Po Paris. Il se destine à l'écriture ainsi qu'aux relations internationales. Il écrit sur les formes littéraires, musicales ou filmiques du contemporain. Ses textes sont notamment publiés dans Libération ou La Règle du Jeu.

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