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Notes de lecture

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Traduction et violence de Tiphaine Samoyault

janv./févr. 2021

Cet essai nous introduit dans « l’atelier du traduire » ; voilà qui n’est pas à proprement parler nouveau. D’ailleurs, les nombreuses références faites par l’auteure, elle-même traductrice, montrent à l’évidence une grande maîtrise des différents tournants qu’ont connus les théories de la traduction, à commencer par le tournant anthropologique que Benveniste fait prendre à la linguistique en 1937. Le lecteur reconnaîtra les traces du grand et ancien débat autour des Belles Infidèles, des conceptions de l’école allemande, la première à avoir scruté « l’archéologie de la traduction », ou encore, s’agissant davantage de traduction littéraire, les contributions d’écrivains et poètes contemporains. C’est dire que tout ce qui tourne autour de l’impossible fidélité du texte d’arrivée au texte source, au processus incontournable d’« étrangéisation1 », avec ce qu’il produit de féconde instabilité dans la propre langue du traducteur, inspire largement les thèses de Tiphaine Samoyault, critique littéraire et professeure de littérature comparée.

L’intérêt neuf de l’ouvrage, qui donne sa cohérence à un essai qui souffre un peu d’une composition incertaine – recueil en partie de contributions diverses, avec les effets obligés de reprise – réside davantage dans le tournant nettement éthique et surtout politique donné à la réflexion sur les contextes nouveaux de la traduction, et sur le polemos engagé dans la tâche du traducteur. Partant de l’idée qu’intelligence artificielle et logiciels de traduction sont désormais en passe de devenir les maîtres absolus d’une traduction transparente, au profit de ce que Pascale Casanova appelle « la langue mondiale2 », Tiphaine Samoyault entend déjouer « le consensus démocratique et lénifiant » actuel qui ferait exclusivement de la traduction une rencontre heureuse entre les langues (Ricœur parlait à ce propos d’« hospitalité langagière3 »). Elle souligne en effet qu’il a l’inconvénient de passer sous silence la violence des processus d’annexion et d’hégémonie exercée, via la traduction, par les forts sur les faibles. Cette première approche d’une violence dite « externe » opère une plongée historique convaincante dans une « guerre des langues dans des contextes d’échanges inégaux » (conquête de l’Amérique, Algérie coloniale). On regrette au passage la fâcheuse maladresse qui fait de Rome une puissance qui aurait exercé son emprise annexionniste sur la Grèce vaincue… C’est exactement le contraire de « la destruction d’une culture source » qui s’est alors passé ! Et c’est justement l’intérêt de l’essai de Pascale Casanova d’avoir fait remarquer que la langue dominante n’est pas nécessairement la langue du pays le plus puissant économiquement ou militairement. Un chapitre sur « La traduction dans les camps », via en particulier un arrêt sur le récit de Primo Levi, Si c’est un homme, illustre également ce mécanisme d’une traduction « agonique » entre langue du bourreau et langue du témoignage : « Aucune violence ne peut être séparable de la langue dans laquelle elle a eu lieu. »

Au sémantisme réducteur à ses yeux de « la rencontre avec les langues », célébrée comme un lieu commun dans les théories du traduire, surtout quand la langue de l’Europe est dite celle de la traduction (Umberto Eco, repris par Barbara Cassin), elle préfère celui d’« opération », qui souligne davantage une deuxième forme de violence, « interne », celle-ci, au processus même du traduire : « destruction de l’original », ou pour le moins « transformation et déformation » pour inscrire l’altérité de l’autre ; conflits inhérents à la vieille dichotomie entre recréation poétique et démarche herméneutique, dans le sillage de Walter Benjamin qui en appelait à une parenté des langues, par le recours à un tiers, « la langue messianique », pour échapper justement au champ « agonique » du deux4. Problématique renouvelée par Édouard Glissant qui voit dans la traduction un autre nom de la « Relation »5 ; l’important restant toujours de faire de l’espace de la traduction « un espace potentiellement sécessionniste et émancipateur ».

C’est bien un « tournant éthique » que constitue cette quête incessante pour ne pas aller du même au même, pour affronter tous les pièges et malentendus inhérents au processus du traduire, en particulier dans « l’accueil linguistique fait aux migrants ». En témoigne le chapitre « Rendre justice par la traduction », consacré aux manières qui s’offrent à la traduction pour réparer la violence, dans une dialectique entre « justesse et justice » dont rend compte Derrida6. Et l’on comprend, puisqu’il s’agit aussi d’une éthique et d’une politique du traduire, que ce chemin vers l’œuvre qu’est la traduction devienne alors une contribution à « la fabrique de la communauté », qu’elle concerne tous les sujets parlants. Dans la subjectivation de ce discours opère également le « tournant sensible » pris par la traduction qui ne doit pas seulement transporter « le sens », mais « les sens », soit la matérialité, visuelle et acoustique, du texte source ; un tournant sensible que l’essayiste salue également dans le souci contemporain de prendre en compte, au sens large, le langage de la nature7. Ne manque pas à ce souci de rendre justice la remarque sur la fréquence de la métaphore de l’enfantement et de ses douleurs, liée au processus de création dans la traduction, qui « met en mouvement ensemble la question du genre et de la traduction » – occasion de rappeler que le métier de traducteur, souvent considéré comme subalterne, est plus fréquemment un métier dévolu aux femmes…

Le corps-à-corps avec la langue, la sienne, celle de l’autre, que constitue l’acte de traduire, rencontre évidemment la question de l’écriture : « Traduire, écrire », conclut Tiphaine Samoyault. Certes, « la traduction rend la littérature transitive » ; incluant conflits intimes et collectifs, elle invite à un « nous » non réconcilié. Mais en bousculant la fixité et l’autorité de l’écrit, elle « déracine » et fait signe aussi vers une pensée de la littérature qui installe le conflit au cœur même de l’acte d’écrire. Ce dilemme de l’écrivain, traducteur dans sa propre langue, Sartre l’avait mis en mots : « On parle dans sa propre langue, on écrit dans une langue étrangère ».

  • 1.Antoine Berman, L’Épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1984.
  • 2.Pascale Casanova, La Langue mondiale. Traduction et domination, Paris, Seuil, 2015. On regrette l’absence de référence à cet ouvrage, pourtant le premier à avoir montré comment les petites langues sont menacées par le rouleau compresseur des mécanismes de la domination linguistique.
  • 3.Paul Ricœur, Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004, p. 19.
  • 4.Voir Walter Benjamin, La Tâche du traducteur, dans Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, 1971.
  • 5.Voir Édouard Glissant, « Traduire : relire, relier », dans Onzièmes Assises de la traduction littéraire, Arles, Actes Sud, 1999.
  • 6.Voir Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, Paris, L’Herne, 2005.
  • 7.Voir Élisabeth Fontenay et Marie-Claire Pasquier, Traduire le parler des bêtes, Paris, L’Herne, 2008.
Seuil, 2020
208 p. 18 €

Cécilia Suzzoni

Professeure honoraire de chaire supérieure au Lycée Henri IV, Cécilia Suzzoni est la fondatrice et présidente d'honneur de l'Association le latin dans les littératures européennes (ALLE). Elle a notamment dirigé, avec Hubert Aupettit, l'ouvrage Sans le latin (Fayard, 2012)

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