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Notes de lecture

Dans le même numéro

Un garçon américain

juin 2021

Le poète américain Ocean Vuong signe chez Gallimard son premier roman, Un bref instant de splendeur, dans lequel il explore les affres de la quête identitaire, dans une Amérique aux prises avec ses propres idéaux. Face à une réalité décevante, la poésie apparaît comme un moyen de trouver, sinon une solution, du moins une tentative d’explication.

L’identité est une fiction comme une autre. Voilà ce que le lecteur comprend après avoir refermé Un bref instant de splendeur, premier roman du poète américain Ocean Vuong. Traduit avec élégance par Marguerite Capelle, le livre est pensé comme une longue adresse à celle qui ne la lira jamais, la mère. L’écrivain nous entretient de ce qu’est une vie à l’ombre des pavillons tabassés par la misère et l’ennui. Il nous dit qu’il faut y avoir vécu pour comprendre la raison d’être de l’écriture. La banlieue ordinaire de Hartford, dans laquelle prend place l’essentiel du récit, est un âge de la vie. On y croise des jeunes hommes épuisés de désir, comme Little Dog – surnom que donne à l’auteur sa grand-mère – ou Trevor, jeune homme à la dérive de la white working class. Les deux jeunes hommes se heurtent à l’impossibilité d’une identité solide. Parfois, seule la littérature est capable de saisir ce que cette injonction à appartenir à une histoire unique provoque de violence et de domination. Tout ne fait que trembler, sans cesse. Pour Ocean Vuong, le rôle du poète, ce qui le justifie, est de retranscrire cet effondrement, de mettre ces tremblements en récit.

Né en 1988 à Hô Chi Minh-Ville, Ocean Vuong arrive aux États-Unis à l’âge de 2 ans. Il grandit à l’ombre d’un rêve capitaliste qui lui promet abondance et bonheur. Les paysages américains – « toute cette terre qui roule sa bosse », écrivait Jack Kerouac – sont pour lui l’image même de la liberté. Mais peut-on faire confiance aux images ? La promesse d’une vie meilleure, ce qu’il reste de cette promesse une fois trahie, est un des thèmes explorés par l’auteur. Comment dire la négation du corps et les tortures qui s’enchaînent ? Comment raconter un pays qui n’est pas vraiment le sien, ce qu’une guerre qu’il n’a pas vécue fait à la psyché humaine ? Par la poésie ! Elle est en effet le lieu où trouver un langage adéquat, aux allures de secret qu’on se passerait dans un murmure. Écrire la migration des papillons, les mains de la mère usées par le travail ou un crépuscule au-dessus d’un champ de tabac revient à lever le rideau sur une nation façonnée par la violence. Le travail sur la langue, aussi précis qu’un tir de sniper, permet de démythifier la nation américaine. Cela implique de repérer les histoires qu’elle se raconte pour élaborer quelque chose comme une société, forcément exclusive.

Toni Morrison considérait que reproduire le chaos, dans ses écrits, était une façon de le tenir. Cette idée-là est aussi celle du poète. Il est moins pressé de respecter la frontière entre réel et fiction que d’enregistrer le chaos de sa propre histoire – et, partant, celle d’une génération de déplacés. Le chaos est un ordre qui n’a pas encore été déchiffré. Écrire, alors, est une question de mise en ordre. Au Vietnam, alors que les hommes meurent, les nuits restent chaudes et humides. On y entend la rumeur des corps suppliciés et des villages qui brûlent, écrasés sous le napalm américain. La guerre, là-bas, est un paysage comme un autre. À Hartford, dans le Connecticut, la vie s’écoule sans faire de vagues. Elle ne fait que ça, s’écouler. Little Dog part à New York, où la découverte des grands textes croise celle de l’addiction. L’âge d’homme n’est pas pour demain. Little Dog est d’ailleurs plus qu’un garçon, mais moins qu’un homme. Il cherche à comprendre qui il est à travers le sexe facile et les nuits qui s’étirent. L’expérience, aussi radicale soit-elle, n’est pour lui qu’un moyen, le seul peut-être, de rester vivant. Parce qu’il s’agit autant de conservation des corps, du corps réduit à l’état de cible, que d’apprendre à se déplacer dans la vie américaine.

Le récit s’inscrit, par là même, dans une tendance de la littérature américaine récente, celle qui explore l’identité et ses chemins labyrinthiques. On pense ici à Une colère noire de Ta-Nehisi Coates (Autrement, 2016), plus loin à Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie (Gallimard, 2015). Ocean Vuong se situe dans la même lignée. Un bref instant de splendeur est un récit des traces. Il est question de saisir comment l’événement, la mort et la précarité des corps se passent de génération en génération. Écrire veut ici dire prendre en charge les failles creusées par la guerre ; et nous apprendre à mieux nous déplacer entre ces failles. Le récit est une tentative d’élucidation d’une identité qui ne tient plus, une identité comme une faille. La littérature, ici, est un champ de bataille.

À mesure que le lecteur progresse dans le récit, il bute sur cette question : comment sortir de la pensée des cadavres ? Comment surmonter le traumatisme sans l’oublier, ni le nier ? Ocean Vuong n’y répond jamais précisément ; il écoute plutôt le bruit du monde, son vacarme discret – et fait le pari du pouvoir salvateur de l’écriture. Il est justement question de faire confiance dans ce livre ; réussir à faire confiance à soi et aux autres après le désastre, croire que la catastrophe, comme le pensait Rilke, n’est jamais que la première strophe d’un poème d’amour. L’écrivain tend l’oreille plus avant dans la nuit. Il cherche, entre les incendies et les dépôts d’armes, à établir une forme de beauté. Le lecteur, lui, entend le rire de la mère, sur lequel s’achève le livre. Ce rire porte des vérités aussi tangibles que celles des bombes. En voici une au hasard : si la poésie n’est pas une solution, peut-être est-elle une tentative d’explication.

Gallimard, 2021
304 p. 22 €

Sabri Megueddem

Sabri Megueddem est étudiant en master à Sciences Po Paris. Il se destine à l'écriture ainsi qu'aux relations internationales. Il écrit sur les formes littéraires, musicales ou filmiques du contemporain. Ses textes sont notamment publiés dans Libération ou La Règle du Jeu.

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