
Le zéro et l’infini d'Arthur Koestler
Trad. par Olivier Mannoni
Alors que 1984 d’Orwell explore un avenir possible pour le lecteur de 1948, Le Zéro et l’Infini de Koestler terrifie, au contraire, en dénonçant le fonctionnement froid du communisme stalinien, dont les membres actifs croient, pour la plupart, à leurs actions.
Voici la bonne version d’un grand roman du xxe siècle, enfin accessible en français à partir de son manuscrit original en allemand, et non traduit à partir d’une version anglaise1. La trame de ce récit est formée par l’arrestation, le passé et l’incarcération d’un commissaire politique dans une dictature, qui ressemble à l’URSS au temps des purges staliniennes. Le roman connaît et fait comprendre l’idée communiste et ses dérives. Koestler n’hésite pas à représenter le héros, Roubachov, comme un esprit dogmatique lors de ses voyages et inspections de militants avant son arrestation. L’adaptation du discours aux besoins du pouvoir communiste rend ambiguës ses réflexions pendant son incarcération : quelle injustice un fidèle servant du Parti peut-il ressentir ? Glaçant par sa lenteur, le roman s’intéresse à la manière dont les geôliers parviendront, conformément aux « buts supérieurs » du stalinisme, à lui faire avouer sincèrement ses crimes, au-delà des aveux forcés. Le vertige final, pour le lecteur, repose sur la croyance, ou non, en la conscience par Roubachov de sa « culpabilité ». Alors que 1984 d’Orwell explore un avenir possible pour le lecteur de 1948, Le Zéro et l’Infini de Koestler terrifie, au contraire, en dénonçant le fonctionnement froid du communisme stalinien, dont les membres actifs croient, pour la plupart, à leurs actions. Il propose le récit vraisemblable de l’aveuglement au nom d’une cause, plein de conversations nuancées et profondes entre vieux militants et jeunes désillusionnés, entre un Roubachov sceptique et des cadres du Parti cohérents avec l’idéologie d’État. La fin y justifie les moyens, sauf que la fin, une société sans classes, apparaît superbe, et les moyens, la lutte clandestine puis l’épuration partisane, s’inscrivent dans un contexte historique véridique. En cela, le texte reste pleinement actuel, même si le public de 2022 risque de lire le roman comme une œuvre dépassée. Il demeure universel dans son exploration de ce que l’esprit peut accepter, en matière de soumission, pour servir une cause plus grande que soi. Le malaise qu’il suscite contient donc des promesses d’autonomie.
- 1. Sur la redécouverte du texte écrit par Koestler, voir Adam Kirsch, “The desperate plight behind ‘Darkness at Noon’” [en ligne], The New Yorker, 23 septembre 2019.