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Notes de lecture

Dans le même numéro

Nous qui n'étions rien, de Madeleine Thien

janv./févr. 2019

À la fois fresque épique, saga familiale et éloge de la musique, ce roman ambitieux, rythmé par les Variations Goldberg de Bach, raconte, sur trois générations, soixante années de l’histoire récente de la Chine. À partir de la vie de jeunes artistes, le pianiste Jiang Kai, son professeur de composition Pinson et la jeune cousine de ce dernier, la violoniste Zhuli, qui étudiaient tous la musique classique occidentale au conservatoire de Shanghai jusqu’à sa fermeture violente en 1966, Madeleine Thien distille une réflexion sur la liberté, l’art, l’idéalisme, la révolution, l’amour et la quête identitaire dans un régime d’oppression.

À Vancouver, en décembre 1990, un an après le départ pour Hong Kong de son père, Jiang Kai, et son suicide, l’arrivée de Ai-ming, la fille de Pinson, dans la vie de la fillette Jian Li-ling au nom anglais de Marie Jiang, favorise la résurgence d’un passé caché ou occulté. La découverte de passions troubles et la révélation de compromissions de survie viennent se glisser dans la lecture du présent et bouleverser un équilibre déjà précaire, à l’image de ce mystérieux Livre des traces dont les chapitres apparaissent au gré des rencontres, réécrits parfois par des anonymes, avec des codes comme autant de signes de reconnaissance.

Dans Nous qui n’étions rien, l’écrivaine canadienne, née à Vancouver en 1974 d’un père sino-malais et d’une mère originaire de Hong Kong, confirme son besoin d’inscription dans une histoire familiale, déjà illustré dans son second livre, Certitudes, situé en partie dans l’actuelle Malaisie, en lien avec la jeunesse de son père[1]. Dans la continuité de Lâcher les chiens, son livre sur les survivants des Khmers rouges et le génocide au Cambodge[2], elle affine son désir de mieux comprendre l’évolution de l’idéologie communiste à travers le décryptage de moments charnières : la guerre civile, Mao, la révolution culturelle, les Gardes rouges, les événements de la place Tiananmen.

Le roman, soutenu par une écriture simple, limpide et précise, invite à un périple mystérieux autant qu’imprévisible dans un labyrinthe géographique, politique et humain. Comme dans un conte souvent cruel et violent raconté à un être aimé que l’on voudrait protéger ou même sauver, des portes s’entrouvrent, sans logique chronologique aucune, et laissent apparaître ou réapparaître les protagonistes, en proie à des circonstances souvent hostiles, confrontés à des décisions immédiates qui ne les engagent pas seuls et rejaillissent dans la perception du passé comme du futur. La perte, la séparation, la trahison, la délation font alors partie du quotidien intime tout comme le rejet des marques du système en cours, le recours à une rééducation sauvage dans des camps, la répression sans merci des ­opposants, la torture, le crime et la destruction massive d’œuvres définissent les nouveaux discours idéologiques.

Un fil invisible semble unir les proches de Pinson et de Kai dans un destin qui se répète. Les images se confondent, faisant alterner, sans introduction préalable du héros concerné ou de la période en cause, instantanés de vie banale et de répression violente. Pinson accompagne sa mère et sa tante dans les salons de thé où elles chantent pour subsister pendant la guerre civile, puis étudie la musique, enseigne et compose au conservatoire de Shanghai grâce à son père devenu un héros du Parti communiste, enfin est envoyé en rééducation, avant de se retrouver à Pékin, avec sa femme Ling, rencontrée autrefois à Shanghai, et leur fille Ai-ming. Cette dernière, portrait vivant de sa cousine Zhuli, la jeune violoniste qui s’est pendue dans le conservatoire de Shanghai dévasté par les Gardes rouges, participe aux événements de la place Tiananmen, tout en préparant ses examens d’entrée à l’université. Quand, de retour en Chine pour les funérailles de sa mère, Ai-ming disparaît, Li-ling, adulte, n’aura de cesse de retrouver celle qu’elle considère comme sa sœur. Le cheminement de Kai dans les méandres des pouvoirs successifs est tout autre, mais la ligne politique tortueuse qu’il adopte, faite de renoncements personnels, d’abandon d’amis, de fuites, de secrets, finit par ressembler à celle de Pinson et à la rejoindre : ils redeviennent des musiciens, des hommes qui se définissent par l’amour et la pratique de cet art. La profonde amitié de leurs deux filles en est le symbole.

Madeleine Thien, élevée dans une pluralité de cultures et de langues, sait jouer sur les formes d’écriture, maniant les chiffres (Li-ling est mathématicienne), insérant des croquis, des photos, des portées de notes, glissant des caractères chinois. Elle excelle en peu de mots à traduire une émotion, mais n’hésite pas à développer dans les moindres détails les tortures, les actes de destruction ou à s’appesantir sur les effets de la famine, sur les conditions de survie dans les camps de rééducation. Elle reconnaît la puissance des mots comme vecteur de transmission, faisant du Livre des traces, selon la découverte des chapitres et leur lecture, un indice, la confirmation d’un lien amical ou amoureux, une forme de résistance à l’oppression également. Mais surtout, elle construit son roman comme un long phrasé musical.

La beauté pénétrante de Nous qui n’étions rien tient en cette mélodie pérenne qu’elle suscite en chacun. La musique est un acteur à part entière. Le roman est structuré autour des Variations Goldberg, œuvre qui résonne comme un leitmotiv signifiant ; les interprétations des artistes occidentaux classiques sont analysées, les concerts donnés sont commentés, le choix des compositeurs tolérés ou promus par les politiques est précisé ; les héros principaux sont des musiciens meurtris, détruits même : Pinson ne parvient plus à composer son opéra ou voudrait pouvoir y renoncer, Zhuli préfère mourir plutôt que de ne plus pouvoir interpréter au violon ses œuvres préférées, Kai n’ose plus toucher à un piano. Mais quelles que soient les épreuves vécues, les blessures subies, les renoncements acceptés, ils gardent la liberté de faire jouer dans leur tête en silence la musique qui les définit et de préserver ainsi leur dignité.

Ce même espace de liberté, fait de silence intérieur, est aussi offert au lecteur.

 

 

[1] - Madeleine Thien, Certitudes, trad. par Hélène Rioux, Montréal, XYZ, 2008.

 

[2] - M. Thien, Lâcher les chiens, trad. par Josette Chicheportiche, Paris, Mercure de France, 2012.

 

Phébus, 2019
512 p. 24 €

Sylvie Bressler

Critique littéraire à la revue Esprit depuis 2002.

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