Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Notes de lecture

Dans le même numéro

Écrits complets d'André Bazin

L’élégance de l’impression, la qualité de la réalisation, la simplicité de la maquette et la richesse inouïe du travail éditorial de cette magistrale publication doivent être saluées. Ces Écrits complets rassemblent 2 681 textes, pour la plupart publiés dans des journaux et revues, répartis en vingt-quatre scansions présentées chacune par Hervé Joubert-Laurencin, professeur d’esthétique et d’histoire du cinéma à l’université Paris-Nanterre, des notes éparses (dont une excellente conférence donnée à Varsovie en 1956, «  Quinze ans de cinéma français  »), un projet de documentaire («  Les églises romanes de Saintonge  ») et le descriptif de ses onze ouvrages ­posthumes. Ce travail unique, méticuleux, complet, peut se lire dans l’ordre chrono­logique, du premier article («  Peut-on s’intéresser au cinéma ?  », 1942) au dernier («  Réflexions sur la critique  », 1958) ou au hasard des pages, pour le plus grand plaisir du lecteur.

André Bazin (1918-1958) est né à Angers, a vécu son enfance et son adolescence à La Rochelle avec sa famille, puis en banlieue parisienne, avec sa femme Janine et leur garçon, Florent. De santé fragile, il soigne une tuberculose de fin 1949 à avril 1951, période durant laquelle il cesse toute activité et, en 1954, il apprend qu’il a une leucémie et que ses jours sont comptés. Néanmoins, il vivra un sursis inespéré de quatre années. Cette véritable course contre la mort annoncée explique, selon certains, son incroyable production : près de 3 000 articles en seize ans, et deux ouvrages (l’un sur Orson Welles en 1950 aux éditions Chavane et l’autre en 1952 sur Vittorio De Sica, en italien, chez Guanda) ! Il sort major de sa promotion à l’École normale d’instituteur de La Rochelle et le directeur, compte tenu de ses résultats, lui conseille de viser Normale Sup où il est admis peu après, mais échoue à l’épreuve orale du professorat, à cause de son bégaiement. Lors de sa formation, il fréquente la jeunesse étudiante chrétienne, lit Esprit et acquiert une riche culture générale. Durant la guerre, il mène une vie de dandy et de cinéphile, espérant la défaite des nazis sans pour autant s’engager dans la Résistance. Après la guerre, il organise les ciné-clubs de la fédération Travail et Culture, proche du Parti communiste français, auquel il n’appartiendra jamais, devenant même particulièrement critique du stalinisme[1]. Il n’enseignera pas, réussissant à vivre de sa plume, de ses conférences et de ses animations de ciné-clubs. Il fonde avec Jean Cocteau le ciné-club parisien Objectif 49, prolongé par le premier Festival du film maudit à Biarritz en 1950. C’est encore Jean Cocteau qui le recrute pour le jury du festival de Cannes de 1954, où il rencontrera Luis Buñuel. En avril 1951 paraît le premier numéro des Cahiers du cinéma, qu’il crée avec Jacques Doniol-Valcroze, Joseph-Marie Lo Duca et Léonide Keigel, qui ne tardera pas à réunir de jeunes talents, des cinéphiles de vingt ans à l’audace incroyable, tant pour la critique radicale du cinéma qu’ils refusent (trop convenu, trop théâtral) que pour la réalisation de films d’auteur… Parmi ces jeunes impertinents, François Truffaut sort d’un centre de rééducation grâce à André Bazin qui s’en porte garant, lui trouve un emploi et le loge durant deux ans, l’aide après sa désertion du service militaire à rédiger son premier article pour les Cahiers, dont il ne partage pas l’analyse, et toujours veillera sur lui. Ce dernier lui rendra hommage en publiant certains de ses ouvrages posthumes.

L’écriture est toujours soignée, classique même, personnelle et combative. Il ne mâche pas ses mots, non pas pour attaquer mais plutôt pour faire avancer la réflexion sur le cinéma, sa passion. Le cinéma pour lui n’est pas « un miroir » que le spectateur rechercherait, mais « une fenêtre ouverte sur le monde »; c’est donc toujours une quête de l’autre et de l’ailleurs qui en fait la valeur. Tout au long de ces deux volumes, on remarque la permanence de certains thèmes (le cinéma italien, l’importance des festivals, le rôle de la télévision, le western…), de certains réalisateurs (Renoir, Welles, Chaplin, Hitchcock, Bresson, Capra, Carné, Cayatte, Clair, De Sica, Disney, Dmytryk, Ford, Kast, Kurosawa, Vigo, Wyler…) ou de certains auteurs (Faulkner, Malraux, Merleau-Ponty, Sartre, Zavattini…). À plusieurs reprises, il revient sur les difficultés à adapter un roman au cinéma, la maladresse du théâtre filmé, ­l’importance du cadrage, du découpage, de l’éclairage, de la musique, de la profondeur de champ et du « plan-­séquence » (notion qu’il invente en 1948). Il consacre un splendide article au « paysage au cinéma » et un autre au « décor », qui est aussi important que le choix des acteurs, comme en témoigne Le Jour se lève (Marcel Carné, 1939). Il salue la publication du livre d’Edgar Morin, L’Homme imaginaire et la fonction magique du cinéma (Minuit, 1956), qu’il recommande chaleureusement, en extrayant cette réflexion : « Ultime merveille: le cinéma nous donne à voir la naissance d’une raison à partir même du système de participation d’où naissent une magie et une âme. » Il regrette que l’étude comparée cinéma/théâtre ne s’attarde pas sur le jeu, donnée anthropologique, à ses yeux, fondamentale. Il rendra compte également de Stars du même auteur. L’instituteur qui demeure en lui s’enthousiasme pour L’École buissonnière (1949), réalisé par Jean-Paul Le Chanois à partir d’un scénario d’Élise Freinet avec Bernard Blier dans le rôle de Célestin Freinet : « Son film, écrit-il, est une oasis cinémato­graphique, il a tous les avantages du film de propagande, mais, comme dans l’épopée, notre conscience n’a ni remords ni réticence à y livrer. » Il ne consacre qu’une courte note au film de Jules Dassin, La Cité sans voile, qui enchantera Guy Debord, mais cela suffit pour dire l’essentiel de ce film tourné, pour une part, en décor naturel : « L’énorme ville, où vivent huit millions d’âmes, ne se définit pas plus par ses gratte-ciel que Paris par les Champs-Élysées. Mais jamais encore sans doute un film n’avait su nous en révéler à ce point la diversité matérielle et humaine. Cette traversée non touristique de New York, nous la faisons à la suite d’une équipe de policiers chargés d’élucider le meurtre d’une jeune femme étranglée la nuit précédente. L’intrigue policière est elle-même excellente, vraisemblable et souvent passionnante au point de vue humain et social. » De même, sa brève notule sur Le Troisième Homme de Carol Reed dit tout : la qualité du scénario, la finesse de l’interprétation, l’originalité de la course-poursuite dans les égouts de Vienne, la musique (« un seul et unique thème intervenant toujours à contretemps ») et le « sublime » Orson Welles, dont « on se demande s’il est un homme ou une apparition du ciel ou de l’enfer ».

Le dessin animé (ou « cinéma d’animation »), le documentaire (par exemple Le Monde du silence du commandant Cousteau et du tout jeune Louis Malle), la pin-up et l’érotisme (la série des Caroline Chérie), l’humour, le burlesque et la comédie, le film «  social  », les cinémas indiens et japonais, tout l’intéresse et, de critique, il se fait passeur… André Bazin s’avère un des premiers critiques de cinéma, avec Georges Sadoul, sachant mêler ses sentiments de spectateur à une érudition enthousiasmante. Sa curiosité, alliée à une incontestable générosité, confère à ses articles un ton ouvert, jamais donneur de leçon, ce qui les empêche de vieillir. Ces deux volumes constituent un véritable trésor que tout lecteur cinéphile aura l’envie de partager avant de voir ou de revoir un film.

 

[1] - Voir André Bazin, «  Le cinéma soviétique et le mythe de Staline  », Esprit, août 1950. André Bazin a publié près d’une cinquantaine d’articles dans la revue Esprit.

Édition de Hervé Joubert-Laurencin, avec Pierre Eugène et Gaspard Nectoux Macula, 2018
2 p. 149 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

Dans le même numéro

Lancer l’alerte

« Lancer l’alerte », un dossier coordonné par Anne-Lorraine Bujon, Juliette Decoster et Lucile Schmid, donne la parole à ces individus prêts à voir leur vie détruite pour révéler au public des scandales sanitaires et environnementaux, la surveillance de masse et des pratiques d’évasion fiscale. Ces démarches individuelles peuvent-elles s’inscrire dans une action collective, responsable et protégée ? Une fois l’alerte lancée, il faut en effet pouvoir la porter, dans un contexte de faillite des espaces traditionnels de la critique.