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Notes de lecture

Dans le même numéro

La beauté du seuil d’Ito Teiji

Esthétique japonaise de la limite Traduit et commenté sous la dir. de Philippe Bonnin

janv./févr. 2022

Formé à l’architecture dans une école d’ingénieur, Ito Teiji (1922-1970) rencontre Isozaki Arata, avec lequel, et avec d’autres critiques d’architecture, il publie des articles repris dans le volume Discussions sur les œuvres idiotes de l’architecture contemporaine, signé par un dénommé Hattariya, qui signifie « charlatan ». Avec ce même groupe, il fait paraître, en 1968, L’Espace urbain au Japon, préfacé par Tange Kenzo, qui ne passera pas inaperçu, au point de servir de point de départ à la célèbre exposition Ma de 1978. Il enseigne l’architecture japonaise médiévale aussi bien aux États-Unis qu’au Japon, occupe des fonctions importantes dans des organismes japonais de protection des monuments. Il parcourt son pays, traquant la moindre caractéristique constructive avant que le temps ne l’efface, souvent en compagnie de son ami photographe Iwamiya Takeji (1920-1989), avec lequel il réalise de nombreux ouvrages de vulgarisation, dont l’un sur les jardins impériaux.

Kekkai no bi est publié en 1966. Cet ouvrage en langage accessible à tous, remarquablement illustré (Philippe Bonnin retournera sur chacun des lieux photographiés pour constater ce qu’ils sont devenus et les photographier à nouveau) comprend quatre chapitres : « Le seuil », « La fenêtre », « La clôture » et « La porte ». La notion de kekkai est essentielle et intraduisible. Elle appartient au vocabulaire bouddhique et apparaît au ixe siècle dans la langue japonaise. « De manière générale, note l’auteur, le kekkai ne se cantonne pas spécifiquement à une question d’espace : il assigne une restriction, des bornes, concernant le vêtement, la nourriture, les personnes, le terrain, etc., afin de préserver le moine dans son ascèse selon la loi du Bouddha. » Il s’agit d’une limite qui sépare mais réunit, ce qui en français pose problème… Ito Teiji précise : « La porte mon, le muret hei, les fenêtres mado, aussi bien que les cloisons et portes coulissantes, shoji et fusuma, ou les volets de planches itado, tous doivent être perçus comme des kekkai si l’on veut saisir leur caractère profond. C’est ce qui va caractériser les dispositifs de séparation spatiale du Japon. »

Aussi le kekkai peut-il être matériel mais aussi immatériel, séparation réelle ou symbolique. Ainsi le sudare (rideau de roseau, de jonc, voile de différents tissus plus ou moins transparents, store…) « n’y est plus qu’un filtre pour le regard, explique l’auteur, ni une jalousie pour atténuer le soleil, mais un dispositif qui renforce l’effet indécis, qui sépare deux espaces tout en les reliant ». Le chapitre sur la fenêtre retrace son histoire dans la construction des maisons japonaises et décrit ses diverses formes, qui changent au cours du temps. La fenêtre à l’occidentale n’existe pas, il est vrai que le mur n’est pas non plus l’élément porteur de la maison, celle-ci possède un sol sur lequel est fixée une ossature en bois, portant la charpente et accueillant les parois légères, souvent coulissantes et en papier ou en végétal. L’une des raisons de la faible généralisation des fenêtres serait la taxe qui l’accompagne…

La clôture des maisons correspond à plusieurs objectifs (se protéger du regard, cadrer un paysage, embellir le jardin, etc.), elle adopte diverses tailles et divers matériaux (pierre, bambou, bois, roseau…). Il en va de même pour les portes, qui indiquent la situation sociale des habitants de la maison, tout en contribuant à organiser les activités de la maisonnée. Ainsi le kekkai n’est pas juste une limite qui sépare mais un seuil qui ferme en ouvrant, en ouvrant aussi à la poétique des lieux, à l’imagination des habitants et des visiteurs, à l’histoire de la construction, à des usages inhabituels.

CNRS Éditions, 2021
384 p. 26 €

Thierry Paquot

Philosophe, professeur à l'Institut d'urbanisme de Paris, il est spécialiste des questions urbaines et architecturales, et participe activement au débat sur la ville et ses transformations actuelles. Thierry Paquot a beaucoup contribué à diffuser l'oeuvre d'Ivan Illich en France (voir sa préface à Ivan Illich, La Découverte, 2012), et poursuit ses explorations philosophiques du lien entre nature,…

Dans le même numéro

L’amour des marges. Autour de Michel de Certeau

Comment écrire l’histoire des marges ? Cette question traverse l’œuvre de Michel de Certeau, dans sa dimension théorique, mais aussi pratique : Certeau ne s’installe en effet dans aucune discipline, et aborde chaque domaine en transfuge, tandis que son principal objet d’étude est la façon dont un désir fait face à l’institution. À un moment où, tant historiquement que politiquement, la politique des marges semble avoir été effacée par le capitalisme mondialisé, l’essor des géants du numérique et toutes les formes de contrôle qui en résultent, il est particulièrement intéressant de se demander où sont passées les marges, comment les penser, et en quel sens leur expérience est encore possible. Ce dossier, coordonné par Guillaume Le Blanc, propose d’aborder ces questions en parcourant l’œuvre de Michel de Certeau, afin de faire voir les vertus créatrices et critiques que recèlent les marges. À lire aussi dans ce numéro : La société française s’est-elle droitisée ?, les partis-mouvements, le populisme chrétien, l’internement des Ouïghours, le pacte de Glasgow, et un tombeau pour Proust.