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Notes de lecture

Dans le même numéro

Dieu de la Bible, dieu du Coran de Jacqueline Chabbi et Thomas Römer

Entretiens avec Jean-Louis Schlegel

mai 2021

Ce livre vient, avec bonheur et clarté, combler notre ignorance quant à la réalité historico-critique de la Bible et du Coran. Jean-Louis Schlegel y interroge, de manière précise et incisive, deux éminents spécialistes : Thomas Römer, professeur au Collège de France reconnu pour ses travaux sur l’Ancien Testament, et Jacqueline Chabbi, historienne et anthropologue. Ils s’attachent à déconstruire historiquement ces textes millénaires sur la fabrication des deux monothéismes, leurs différences ou similitudes, leur chronologie et leur mise par écrit.

Le Yahvé de la Bible est d’abord un dieu local, le dieu de Jérusalem, qui, au fil du temps, pour des raisons politiques, va supplanter, sans les faire disparaître, tous les Yahvé protecteurs qu’on trouve dans cette région. Dieu de l’orage, un peu comme Baal, il est accompagné d’une parèdre, Ashera, déesse de la fécondité, et il réunit progressivement sous son nom d’autres divinités, connues notamment sous les noms d’El et d’Elohim. L’évolution vers la conception d’un dieu Un, puis d’un Dieu unique, s’étale sur plusieurs siècles et subit les influences assyriennes et babyloniennes. Vers 622, on décide à Jérusalem que « Yahvé est Un », puis, vers 520-515, on rencontre pour la première fois l’affirmation « C’est moi Yahvé, il n’y en a pas d’autres. » Très peu de textes proclament que « Seul Yahvé est dieu ».

Le nom d’Allah n’est pas présent au départ et le contexte de sa naissance est différent. Dans le désert aride de l’Arabie, La Mecque est un point d’eau pérenne, loin des grandes routes caravanières. Pour les tribus qui y vivent, la seule chose qui compte, c’est de survivre. Rabb y est le maître du point d’eau, aux côtés des déesses protectrices des pistes. Ce « seigneur du puits » fait jonction avec une divinité venue vraisemblablement des milieux juif et chrétien du Yémen, Rahmân, le bienfaisant. Créateur et possesseur des cieux et de la terre et donc maître de tout, Rabb devient le plus protecteur de tous, le seul, l’unique, Allah, « le Dieu ». L’innovation coranique a donc consisté à étendre les compétences du dieu du puits à la protection des pistes et à se débarrasser de l’élément féminin incarné par les trois déesses locales. Allah est un dieu protecteur, efficace, utile, comme l’est un chef de tribu. Sa bienfaisance est illimitée. Mohamed « l’inspiré » ne réussit cependant pas, dans un premier temps, à imposer cet allié divin comme unique, et il devra fuir à Médine.

La « fabrication » de Yahvé prendra des siècles, celle d’Allah quelques dizaines d’années. Mais une caractéristique les relie : ce ne sont pas des motifs religieux, mais des raisons politiques et économiques, qui imposeront ce qui deviendra le judaïsme et l’islam. Le Yahvé biblique ne s’impose en effet que lorsque le royaume de Juda (au sud) soumet en 622 le royaume d’Israël (au nord). Dans ce contexte de royauté, la figure du dieu de la Bible est celle d’un souverain. Mohamed, réfugié dans l’oasis de Médine, réussit habilement à mettre sur pied une alliance entre les tribus des deux cités et à accréditer son dieu. Cette confédération va lui subsister. Quand la politique d’expansion entreprise par ces tribus sera couronnée de succès, Allah, le protecteur divin de La Mecque, sera aussi celui qui donne la victoire et l’Islam s’imposera en dehors du désert arabique.

La Bible et le Coran vont développer des religiosités différentes, essentiellement en raison de leurs contextes géographiques, sociaux et économiques. La Bible évolue dès son origine dans un riche environnement culturel, celui du Proche-Orient. La construction de son monothéisme emprunte beaucoup au monde extérieur, assyrien par exemple. Sur le plan de l’histoire cependant, nous ne savons rien de Saül, David, Salomon. Même Moïse, à qui Dieu aurait dicté sa Loi après la sortie d’Égypte, n’aurait pas d’existence historique ! Aucune trace archéologique ou épigraphique, aucune source extérieure ne les confirme. La chronologie biblique jusqu’à l’époque des Rois est totalement fictive : elle ne correspond pas à ce que l’on sait du iie millénaire, mais peut refléter des « traces de mémoire ». Ainsi, le récit de Joseph dans la Genèse a pu se construire sur la base des famines provoquant des migrations vers l’Égypte. Elle peut aussi véhiculer des reformulations d’emprunts, telle l’histoire de David et Jonathan, proche de l’épopée de Gilgamesh. Mise par écrit, entre le xixe et le ve siècle (voire entre le ve et iiie siècle), cette vaste fresque est une sélection des narrations orales qui circulaient jusqu’alors. Comme le dit malicieusement Thomas Römer, « la Bible est une sorte de hadith puisque c’est une reconstruction du passé après coup ».

La démarche de Jacqueline Chabbi part du « terrain » afin de dégager « l’imaginaire tribal » dans lequel le Coran a vu le jour et use d’une « grille de lecture mettant en écho sa langue, son milieu et les représentations collectives qu’elles induisent ». Ce Coran primitif est une apostrophe destinée à une société tribale qui ne s’embarrasse pas d’eschatologie. L’allié divin n’y est pas un souverain, mais un chef de tribu. Il y a « une incompatibilité profonde entre les figures de Yahvé et d’Allah », car « le Coran ne parle pas à la Bible ». Il faut donc parler d’« appropriations » plus que d’influences. L’Inspiré utilise ce qu’il connaît du texte biblique à son profit pour l’adapter au terrain tribal. Telle la reprise des héros de la Bible, jusqu’à la figure d’Abraham qui devient le père de la Ka’ba. Sous les Abbassides, après 750, une théologie islamique voit le jour au travers de cet immense corpus de hadith et de la sunna. Ces fictions à l’usage des sociétés en voie d’islamisation sont supposées transmettre, de génération en génération, les paroles du Prophète. À la différence de la Bible, le Coran ne souffre aujourd’hui encore aucune analyse historico-critique pour la majorité des croyants.

Le jeu de questions et réponses que mène Jean-Louis Schlegel rend la lecture de cet ouvrage extrêmement agréable malgré la technicité des arguments.

Seuil, 2020
304 p. 22 €

Annick Jamart

Historienne, elle s'intéresse à la Belgique contemporaine et préside diverses associations culturelles. Elle a publié divers articles dans la revue Esprit sur la crise institutionnelle belge et son fédéralisme atypique.

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L’idée libérale en question

Force structurante de notre modernité, le libéralisme concentre ces dernières années toutes les critiques. Mais lorsque certains fustigent la société du tout marché, l’individualisme et l’égoïsme contemporains, l’élitisme, les inégalités ou l’autoritarisme, est-ce bien à l’idée libérale qu’ils en ont ? La démocratie peut-elle se passer du libéralisme ? C’est à ces questions que s’attache ce dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon. Le libéralisme y apparaît d’abord comme une tradition plurielle, capable de se renouveler et de se combiner avec d’autres courants de pensée politique. Timothy Garton Ash le définit comme une méthode plutôt qu’un système : « une quête interminable pour déterminer le meilleur moyen de bien vivre ensemble dans les conditions de la liberté ». À quelles conditions, et dans quelles formes nouvelles peut-on défendre aujourd’hui l’idée libérale ? À lire aussi dans ce numéro : l’Allemagne après la réunification, les pays baltiques, la mémoire selon Ernest Pignon-Ernest, une lecture de Nœuds de vie de Julien Gracq, et la vie de Konrad von Moltke, le délégué de la nature.