
L’art sous contrôle. Nouvel agenda sociétal et censures militantes de Carole Talon-Hugon
Si la question des liens entre l’art et l’éthique s’est toujours posée, leur rapport n’a jamais été, selon la philosophe Carole Talon-Hugon, aussi fusionnel que dans notre époque. Cette dernière, marquée par ce que l’auteur identifie comme le « tournant moralisateur » de l’art, voit la multiplication des réactions et des censures de la part des minorités (raciales, ethniques, sexuelles) à l’encontre des productions artistiques qu’elles jugent comme inacceptables ou inappropriés, d’une part ; un retour, dans une certaine frange de l’art actuel, au militantisme et à une volonté de transformation sociale, d’autre part. Avec une justesse analytique et une vision synthétique des cas artistiques mentionnés, la philosophe met en perspective historique cette nouvelle censure et ce nouvel « agenda » militant en déconstruisant ses présupposés, notamment ceux qui touchent à leur projet commun impossible : maintenir ensemble l’autonomie de la sphère artistique héritée du modernisme et la vocation à la transformation sociale. L’art contemporain a tendance à confondre la « valeur de l’intention » et « l’effectivité pragmatique » en ce qu’il ne peut se passer d’intermédiaire (discours, document, symbole) pour exposer ses idées. De même, élitiste, il prêche un public déjà convaincu du bien-fondé de son entreprise morale et politique. La condamnation des œuvres se conjugue donc avec une certaine revendication identitaire que Carole Talon-Hugon définit comme un moralisme radical, où la valeur éthique prend le pas sur la valeur artistique. Parler de misogynie indistinctement dans une œuvre de Shakespeare, de Sade ou d’Orelsan revient, pour la « critique éthique », à faire l’impasse sur les différents canaux de diffusion ainsi que les différentes configurations historiques, sociales et politiques dans lesquelles ces œuvres s’insèrent. D’un côté, on fait une « relecture intégriste » de l’histoire de l’art ; de l’autre, on sous-estime, chez les défenseurs de la liberté d’expression comme dans le cas du rappeur Orelsan, condamné puis relaxé pour ses propos dans une de ses chansons, le pouvoir des moyens technologiques des arts de masse. Comme le préconise la philosophe, si nous ne pouvons, tout simplement, arracher à l’art tout aspect éthique, nous pouvons cependant adopter une certaine attitude plus modérée vis-à-vis des œuvres qui demandent à être jugées au cas par cas.