
Un peuple d’écrivains
L’enjeu principal de la nouvelle constitution chilienne est la définition des acteurs et des actrices politiques qui pourront œuvrer à ce travail commun. Mais, sans principe commun, la constitution pourra-t-elle dépasser la simple série d’intérêts particuliers ?
Il est désormais au Chili une nouvelle date qui fait loi et qu’on reconnaît déjà à son sigle : le 18-O, pour le 18 octobre 2019, c’est-à-dire le jour où, à Santiago du Chili, le mouvement social a pris une ampleur telle que les stations de métro ont dû fermer et que plusieurs ont été brûlées. Les propositions du gouvernement (baisse du prix du métro, hausse du salaire minimum) sont demeurées insuffisantes. Même la proposition de changer de constitution n’est pas parvenue à faire cesser la révolte. Certes, la Constitution en vigueur ayant été rédigée sous Pinochet, certains manifestants et citoyens ont accueilli cette proposition avec émotion. Beaucoup, toutefois, y sont restés indifférents, tandis que d’autres encore posaient des conditions : une constitution rédigée uniquement par les citoyens, dans des conditions paritaires, et qui inclue la participation des peuples indigènes. Comment entendre donc le projet de changer de constitution, approuvé par 80 % de la population en octobre 20201 ? Une nouvelle constitution mettra-t-elle fin au mouvement social ? Ou bien constitue-t-elle, pour les citoyens du Chili, une occasion inédite de redéfinir les termes du pacte social ?
D’un référendum à l’autre
En 1988, lors de la phase finale du régime militaire d’Auguste Pinochet, un référendum laissait aux citoyens le choix entre le maintien du régime militaire (vote « oui ») et la tenue d’élections présidentielles (vote « non »). La victoire du « oui » avait pour but de légitimer le régime devant la communauté internationale. La presse étant à l’époque uniquement de droite, les partis de gauches étant interdits, le régime comptait sur une victoire du « oui ». Or le « non » l’a emporté, mais avec seulement 56 % des voix. Cette faible majorité explique peut-être que la fin de la dictature n’ait pas été marquée par un changement de constitution. Les trente ans qui nous séparent de la dictature ne définissent en effet pas une période de renouveau, mais une période de transition. D’où le slogan de la révolte d’octobre 2019 : « Ce n’est pas 30 pesos, c’est 30 ans ! » Certes, des modifications ont été apportées à la Constitution rédigée par Jaime Guzman pendant la dictature, mais sa légitimité est demeurée intacte et les propositions de réformes proposées par le dernier gouvernement de Michelle Bachelet (2014-2018) ont été rejetées par la droite, en particulier la plus conservatrice.
Dans ce contexte, la proposition de changer de constitution est effectivement à double tranchant. D’un côté, la révolte d’octobre appelait un moment auto-constituant afin de sceller un nouveau pacte et d’y travailler en commun. D’un autre côté, la révolte d’octobre était marquée par la perte de légitimité du système politique, alors que la proposition de changer de constitution venait de ce système, et même d’abord de la droite au pouvoir, avant de conduire à une reconfiguration de l’ensemble du paysage politique. Autrement dit, la proposition de changer de constitution n’a pas été la réponse à une demande populaire, mais un coup de force herméneutique. Ce dernier est-il alors une réponse à la révolte ou une façon de l’anéantir ? Donne-t-il sa chance au pacte social ou bien s’agit-il d’une manipulation politique ? Revient-il à bâillonner le mouvement social ou à lui permettre enfin de s’exprimer ?
Coup de force herméneutique
Les commentateurs politiques affirment souvent que la « crise » d’octobre 2019 est, entre autres, due aux inégalités sociales et que le mouvement social exprime une demande d’égalité. Mais pourquoi invoquer ces termes devant un mouvement caractérisé par une grande hétérogénéité sociale et qui revendiquait non l’« égalité » mais la « dignité » ? À la différence de l’égalité et de l’inégalité, qui prennent sens dans une comparaison, la dignité exige de penser chaque chose, personne et situation à partir d’elle-même. Revendiquer la dignité plutôt que l’égalité, c’est revendiquer une société qui ne prend pas sens depuis des schèmes comparatifs. Si l’on considère le mode de vie des classes les plus riches, confinées dans quelques quartiers, établissements scolaires et propriétés privés, on comprend que l’égalité ne fasse pas l’objet d’un désir politique. Si on parle de dignité en octobre 2019, c’est qu’il ne s’agit pas d’être riche comme certains autres, mais de disposer d’un monde politique pour se construire.
Lorsque certains intellectuels interprètent le mouvement social en termes de crise produite par les inégalités, ils font comme si la société devait prendre son sens à partir d’un idéal qui lui est extérieur. En revanche, lorsque l’élite politique propose un référendum pour travailler à une nouvelle constitution, elle apporte une réponse à une demande qui n’a pas été formulée. Plutôt qu’un geste autoritaire, il s’agit d’un coup de force herméneutique : on lit ce qui n’est pas encore écrit, sans imposer de clef de lecture, sans déterminer aucun sens définitif. Le coup de force herméneutique consiste à briser le cercle herméneutique : pour pouvoir lire, il faut d’abord disposer d’un sens, raison pour laquelle on n’apprend finalement que ce que l’on savait déjà2. Le coup de force consiste donc à faire du mouvement social ce qu’il n’était peut-être pas : un texte à lire ensemble, dans la mesure même où il est encore à écrire. Dans ce sens, l’élite politique a certainement eu plus de génie que l’élite intellectuelle. Mais qui est à l’origine du génie ? Le peuple à peine constitué ou bien l’élite politique délégitimée ?
Si quelque chose de nouveau se donne à lire, c’est que les cadres de compréhension de la réalité ont été modifiés. En octobre 2019, il n’y a en effet pas d’autres mots d’ordre fédérateurs que celui de « dignité » ; il n’y a pas de corps politiques représentatifs ; il n’y a pas d’objectifs politiques précis ; il y a seulement une raison tout à fait contingente de la mobilisation (l’augmentation de 30 pesos du prix du ticket de métro). Ce qui se passe en octobre n’est rien d’autre qu’une modification du champ de la perception : on entend enfin du point de vue de l’ensemble du corps politique ce qui jusqu’alors ne s’exprimait que de manière locale et particulière.
Ainsi, en octobre, la question des peuples dits « indigènes » (pueblos originarios) devient centrale parce que perçue d’une autre façon. Jusqu’alors, les peuples indigènes étaient soit qualifiés de « terroristes », soit considérés comme des victimes dont la cause était séparée du reste de la société. Ils bénéficiaient d’une « faible reconnaissance politique3 ». Or, en octobre 2019, le drapeau mapuche devient le symbole d’une répression vécue par l’ensemble des manifestants. De même, la question des retraites devient un problème politique, dans la mesure où de nouvelles subjectivités politiques se configurent. Alors que les manifestations contre les fonds de pensions privés (AFP) de ces dernières années avaient peu d’écho dans la société, en octobre 2019, ce sont les plus jeunes (des lycéens), concernés par le réchauffement climatique et donc par le problème de l’avenir, qui en font une cause politique collective. Enfin, la situation des enfants institutionnalisés dans le Service national des mineurs (SENAME), marginalisés et objets de violences multiples, devient la trame d’un dysfonctionnement général de la société et du problème de la légitimation de la violence. Le 18-O est donc bien le nom d’une réorganisation du système perceptif qui remet l’ensemble du système en question.
Le coup de force herméneutique n’a donc été possible que parce que, silencieusement, le champ de la perception se réorganisait, mais aussi parce qu’en un sens, on parlait déjà une autre langue. Ainsi, en octobre 2019, les manifestants s’exprimaient en employant le langage inclusif. On peut émettre l’hypothèse que c’est parce qu’on ne parlait déjà plus seulement au masculin qu’une place « politique » pouvait être conférée aux enfants institutionnalisés et que qu’on pouvait alors se rapporter autrement à l’enfance. Pour qu’un problème devienne, sinon universel, du moins commun, il faut bien se situer autrement dans la langue. Le langage inclusif, pour normatif qu’il soit, commence d’abord par déranger, non seulement nos façons de parler, mais aussi nos façons de nous rapporter aux autres, de nous situer dans un contexte, un espace, une histoire. Parler autrement, c’est aussi se situer dans une faille du champ discursif et perceptif. La force d’Octobre 2019 tient donc aussi au « mai féministe » de 2018. Le coup de force herméneutique dépend du réaménagement des cadres de compréhension de la réalité et de la silencieuse redéfinition du « partage du sensible » par les forces sociales4.
Peuple du livre, peuple comme livre
Le référendum ainsi gagné, c’est-à-dire non par un calcul d’intérêt mais par une réorganisation du champ de la perception, va-t-il dans le sens d’un renouveau du pacte social ?
Rien n’est joué, bien entendu. Non seulement rien n’est écrit d’avance, mais tout pourrait se réécrire comme avant. Le pire qui pourrait arriver serait en effet d’écrire une constitution qui ressemble à l’actuelle, mais qui serait cette fois légitimée par ceux qui voulaient s’en défaire. Alors que les débats concernant la nouvelle constitution continuent de mettre en jeu les vieilles oppositions entre démocratie libérale et totalitarisme, l’essentiel ne porte pas tant sur le « quoi » que sur le « qui » et sur le « comment ». En effet, il n’existe pas de principes communs sur lesquels fonder un projet d’écriture. L’enjeu de la nouvelle constitution est donc la définition des acteurs et des actrices politiques qui pourront œuvrer à ce travail commun. Ce qui est inédit, c’est que la nouvelle constitution devra être écrite dans des conditions paritaires, par les citoyens et citoyennes qui le souhaitent, et par les peuples indigènes. Mais, sans principe commun, la constitution pourra-t-elle dépasser la simple série d’intérêts particuliers ? Ne fera-t-elle que renforcer les structures sociales existantes ou bien rendra-t-elle possible un peuple d’écrivains, c’est-à-dire un peuple qui se constitue en tant que peuple par l’écriture ?
Cette dernière question renvoie à une autre : écrirons-nous la constitution à nouveau frais ou à partir d’un texte déjà écrit ? Sommes-nous devant une page blanche dont dépend l’avenir, ou avons-nous à répondre d’une histoire ? Cette question oppose les révolutionnaires, qui continuent de croire en la puissance de renouveau par le feu, et les partisans de la révolte, qui ont mis leurs espoirs dans le projet de changer la Constitution. Dans le premier cas, il est difficile de savoir comment le peuple pourrait se constituer en tant que peuple sans une base idéologique préalable. Dans le second cas, ce ne sont pas des identités déjà écrites, mais les inconsistances de l’histoire qui font le peuple. Les sujets de la nouvelle constitution n’acquerront forme et sens qu’en écrivant, c’est-à-dire en se rapportant au passé à partir de l’avenir. En d’autres termes, un peuple se constitue en tant que peuple à la condition d’être un peuple du livre, qui répond d’un texte déjà écrit, et un peuple comme livre, qui parvient à articuler identité et histoire. L’herméneutique juridique (la réécriture des lois déjà existantes, mais dont le sens demeure ouvert) doit s’articuler à l’herméneutique politique, c’est-à-dire la mise en jeu des sujets politiques qui émergent des champs de perception ouverts par les différents mouvements sociaux. Il s’agit d’écrire de nouvelles subjectivités politiques, à partir de ce qui les attache à un texte mais aussi de ce qui modifie les façons de lire, de percevoir et de comprendre.
Nous pouvons désormais revenir à notre question initiale : le coup de force herméneutique qui a donné lieu à l’actuel projet de changer de constitution est-il une promesse ou une trahison de la révolte d’octobre ? Le projet d’écrire une nouvelle constitution peut donner lieu au pire comme au meilleur. Au pire, si les citoyens et les citoyennes qui se portent candidats pour écrire ce nouveau pacte social se considèrent porteurs d’un sens déjà fixé. Au meilleur, si les sujets politiques qui ont obtenu droit de cité se portent vers le commun qui manque – et qui n’est peut-être rien d’autre que la république, la chose commune, non comme idéal de la raison, mais comme projet d’écriture, comme peuple s’écrivant.
Nous entrons dans une phase inédite d’écriture des fondements de la société qui prendra environ deux ans. C’est par la multiplication des débats au sein des différentes assemblées citoyennes (les cabildos, organisés spontanément depuis octobre 2019) qu’un sens va émerger. Il est donc important de faire de ces deux années un temps, non pas de sédimentation du sens, mais de questionnement de ses cadres. S’il faut des juges pour interpréter des textes et en fixer le sens, il faut aussi un peuple qui déplace le sens en s’écrivant lui-même5.
- 1. Le référendum soumettait à la population deux questions : « Souhaitez-vous une nouvelle constitution ? » et « Quel type d’organe devrait rédiger la nouvelle constitution ? ». Cette dernière question offrait deux options : « une assemblée constituante mixte » (composée à 50 % de membres du Congrès) ou « une assemblée constituante » (composée uniquement de citoyens et citoyennes). C’est cette dernière option qui a été choisie par une majorité de citoyens.
- 2. Voir Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique [1960], édition intégrale de Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio, Paris, Seuil, 2018.
- 3. Voir Claudio Fuentes et Maite de Cea, « Reconocimiento débil: derechos de pueblos indígenas en Chile », Perfiles Latinoamericanos, vol. 25, n° 49, 2017.
- 4. Voir Jacques Rancière, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
- 5. Ce texte a été rédigé dans le cadre du projet de recherche Fondecyt 1190119 financé par le ministère de la Science au Chili.