Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Kim Ki-duk au 69e festival international du film de Venise en 2012 (photo Tania Volobueva)
Kim Ki-duk au 69e festival international du film de Venise en 2012 (photo Tania Volobueva)
Flux d'actualités

Kim Ki-duk, l’enfant terrible du cinéma coréen

janvier 2021

Dès ses premiers films, Kim Ki-duk apparaît à la recherche d’une beauté convulsive telle qu’André Breton avait pu la prôner pour les surréalistes.

Pour le cinéma coréen, l’année 2021 a commencé par le deuil du réalisateur Kim Ki-duk, né en 1960 et décédé le 11 décembre en Lettonie des suites du Covid-19. L’auteur de Printemps, été, automne, hiver (2003), Locataires (2004), Pieta (2012) et Moebius (2013), primé dans des dizaines de festivals, adulé par les cinéphiles européens, était pourtant presque en exil, loin de son pays natal.

Dès ses débuts avec le film Crocodile (1996), inspiré des Amants du Pont-Neuf de Leos Carax, celui qui avait passé quelques années en France comme artiste-peintre au long cours, était devenu la source de polémiques médiatiques qui l’ont profondément et durablement ébranlé. Accusé de donner une mauvaise image des femmes dans ses premiers films, habités de femmes faciles ou battues et de prostituées, il s’était pourtant attaché, au milieu des années 2000 à faire des portraits bien plus consensuels des Coréennes. Il reçut même le prix de la Critique cinématographique locale comme signe de réconciliation avec les médias. Un passage par une crise existentielle grave en 2009-2010 le vit revenir avec une autofiction, Arirang, au festival de Cannes 2011 et avec l’énorme succès critique de Pieta, Lion d’or au festival de Venise 2012. Depuis, il s’était attaché à dépeindre des aspects plus politiques et toujours très sombres de son pays dans des films qui ont eu moins d’échos à l’international, comme Entre deux rives (2016), qui est pourtant un des films les plus novateurs sur le sujet de la Corée du Nord.

En 2017, Kim Ki-duk est rattrapé par des accusations de harcèlement. Pris dans un imbroglio juridique et à nouveau l’objet d’un lynchage médiatique qui empêche la sortie de son dernier film (pourtant sélectionné au festival de Berlin), Kim décide de prendre le large et de tourner un film au Kazakhstan, puis de s’exiler définitivement en Lettonie. Réduire le cinéaste à ses tourments juridiques et médiatiques serait passer sous silence une œuvre qui a été à l’avant-garde du cinéma sud-coréen, d’un point de vue esthétique autant qu’économique (il était le porte-parole du cinéma indépendant local), abordant les thèmes toujours à risques de la Corée du Nord et de la société capitaliste sud-coréenne.

Beauté convulsive

Dès ses premiers films, Kim Ki-duk apparaît à la recherche d’une beauté convulsive telle qu’André Breton avait pu la prôner pour les surréalistes.

Alors que le cinéma sud-coréen des années 1990 est encore sous une écrasante domination des mélodrames, dans lesquels le style visuel s’efface derrière le conte moralisant, Crocodile et surtout The Birdcage Inn (1998) affichent une recherche radicale dans la façon de composer un cadre (avec de nombreuses références à la peinture), d’organiser les couleurs et de laisser la parole à l’émotion visuelle. Cette émotion est souvent cruelle et dérangeante, comme dans L’Île (2000), véritable manifeste de l’esthétique de Kim. La femme-île, vue en plongée à la fin du film, restera longtemps un moment fort du cinéma. Dans cette histoire de femme, prostituée dans un village lacustre de pêcheurs et de pécheurs, l’influence de la peinture européenne d’Egon Schiele ou de Van Gogh le dispute à celle de la peinture asiatique d’Utagawa Kuniyoshi et Lin Fengmian, tant la nature vient s’imbriquer dans la composition des cadres. La cruauté mais aussi la beauté convulsive des allégories psychanalytiques qui hantent l’imagerie du film n’échappent à personne lors de la scène où l’héroïne repêche littéralement son amant, un hameçon planté dans la gorge.

Dans les films suivants, apparaissent les allégories inspirées du bouddhisme (Kim n’était pas religieux, mais il disait s’intéresser aux religions de manière philosophique) qui donneront la célèbre scène de Locataires, à la fois réaliste et fantaisiste, où l’homme enlacé à la femme ne pèse plus rien sur la balance du matérialisme. Ou encore cette scène où le même homme est parvenu, à force d’exercices physiques et de méditations, à devenir invisible – mais bien présent – aux yeux de ses laborieux geôliers. Les expérimentations esthétiques des films de Kim repoussent les limites du cinéma coréen d’alors, habitué, par exemple, à ne voir des nus qu’au sein de mélodrames érotiques machistes et du sang que dans des films d’horreur pour adolescents.

Kim fait du cinéma d’art et les critiques vont vite le lui reprocher. Car il rompt, avec son « arrogance » d’artiste, avec l’idée commune qui voudrait que les films soient consensuels et éducatifs. Après les succès internationaux de Locataires et de Printemps, été, automne, hiver, le cinéaste va presque renoncer à ses frasques esthétiques provocatrices pour, de son propre aveu, se réconcilier avec des spectateurs coréens qui boudent ses films (aucun de ses films n’obtiendra de véritable succès au box-office). Ses films de la période « réconciliée », comme Time (2006) ou Souffle (2007), adoptent une sorte d’anti-style, à la manière de Buñuel ou de Chabrol. Les effets de composition, de couleurs ou de montage s’amenuisent, pour passer du symbolisme des débuts à une sorte d’art brut tourné dans l’urgence. Il faut aussi noter que les budgets du cinéaste restent très restreints, malgré l’accumulation de prix internationaux, et que tourner vite et sans fioritures est, dès lors, autant un choix qu’une obligation vue la position délicate du cinéaste au sein de l’industrie du cinéma local.

Contre l’industrie

Avant sa crise de 2009-2010, Kim Ki-duk a pris ouvertement fait et cause pour les cinéastes indépendants coréens. Même si nombreux sont les gens de cinéma à critiquer les monopoles de production-distribution qui règnent en maîtres sur l’industrie du film, peu sont ceux qui se sont exprimés publiquement dans les médias. Kim transgresse donc l’omerta à ce sujet et s’en prend à la sortie du film The Host de Bong Joon-ho en 2006. Alors que ses films n’obtiennent que trois ou quatre écrans à Séoul, le blockbuster de Bong s’impose dans toutes les salles (malgré la loi coréenne contre les monopoles, les chaînes de multiplexes comme CGV, Lotte et Megabox s’entendent avec les distributeurs CJ, Lotte et Next). Dès lors, le milieu inscrit Kim sur sa liste noire : non seulement il n’aura pas plus de salles, mais il ne trouvera plus de financement local. Il est clair que sa position d’ostracisé dans l’industrie n’est pas étrangère à la reprise de la cabale médiatique et « féministe » dont il a fait ensuite l’objet.

Quoi qu’il en soit, Kim se met un peu en retrait, devenant producteur des films de ses anciens assistants (au sein de la société Kim Ki-duk Films). Cette bulle d’air et d’argent arrive à point avec un scénario que Kim a écrit pour Rough Cut en 2008, réalisé par Jang Hoon. Ce film de déconstruction, sous des apparences de films de gangsters, est un succès surprise. Avec un budget de seulement 50 000 dollars, il en a rapporté 7 millions (la présence du top-modèle So Ji-sub au casting n’y fut pas pour rien). Dans la foulée, Kim et ses assistants candidats réalisateurs annoncent la création d’une nouvelle économie du film à petit budget, et un peu comme Dogme 95 des Scandinaves, ils veulent la rendre viable. En 2011, Kim renouvelle l’expérience avec Poongsan de Juhn Jai-hong, dont il a écrit le scénario et qu’il produit avec succès pour un relativement petit budget (200 000 dollars). Cette histoire de messager entre familles séparées du Sud et du Nord marque aussi la volonté de Kim d’aborder le thème de la Corée du Nord. Nous sommes au début de sa période « politique ».

Entre deux rives et deux Corées

Un des premiers films de Kim, Wild Animals (1997, avec Richard Borhinger et Denis Lavant), raconte la rencontre d’une Sud-Coréenne et d’un Nord-Coréen à Paris. Mais ce n’est qu’après avoir produit deux films sur le thème de la Corée du Nord, Poongsan et Red Family (Lee Ju-Hyoung, 2013, qui passa inaperçu faute de distribution), que Kim Ki-duk réalise lui-même Entre deux rives en 2016.

Ce dernier est l’un des meilleurs films sur le conflit avec la Corée du Nord, car il distingue clairement les sans-grades – qui ne sont pourtant pas dépourvus de passion, de conscience ni surtout d’humour – des nantis manipulateurs de tous bords. Malgré le peu de battage médiatique sur les nouveaux films de Kim, mais grâce à la présence de l’acteur vedette Ryu Seong-bum, le film obtient un petit public. Il reprend l’idée de Red Family, celle de la condition des Nord-Coréens de base. Dans ce premier film, il s’agissait d’espions nordistes au Sud, qui se retrouvaient pris en tenaille entre la répression du Nord et celle du Sud. Dans Entre deux rives, il s’agit d’un pauvre pêcheur nordiste pris, par hasard, dans les filets de l’anticommunisme des services secrets sudistes. Si Red Family se perdait entre comédie et drame, Entre deux rives tient fermement sa ligne, rejetant les menées absurdes de tous les pouvoirs, qu’ils soient du Nord ou du Sud. Surtout, il fait le portrait d’un pêcheur qui ne renie pas le rêve révolutionnaire, mais est acculé au suicide par les manipulateurs au pouvoir dans son pays. Évidemment, ce point de vue ne rejoint ni celui des conservateurs anticommunistes ni celui du gouvernement libéral qui se mettra en place l’année de la sortie du film (après la « révolution des bougies » de l’hiver 2016-2017). Pour ce dernier, la politique de la main tendue au Nord est d’abord celle des bonnes affaires au nom d’un néonationalisme censé être partagé par tous, au Sud comme au Nord.

Si Kim est seul contre tous en défendant ce point de vue sur la Corée du Nord, il est aussi l’un des rares à faire une critique claire et directe de la société sud-coréenne (peut-être avec le réalisateur Im Sang-soo), et ceci depuis ses débuts.

Aux suicidés de la société

Décrire des personnages exemplaires pour une société parfaite ou presque, ce crédo de l’industrie, ne correspond pas du tout aux personnages des films de Kim. Ce dernier est le portraitiste des marginaux, des laissés-pour-compte et des suicidés de la société, des filles de mauvaise vie et des hommes névropathes car broyés par l’aliénation de leur quotidien. Ce genre de personnage est rare dans le cinéma coréen et les films de Kim ont beaucoup fait pour les y voir apparaître.

La cour des miracles que constituent les personnages de Kim n’est pourtant pas une simple figure de style, mais elle est issue d’une réalité bien concrète : marlous, prostituées professionnelles ou par intérim, déserteurs, épouses délaissées, moines défroqués et vagabonds sociopathes forment une marge d’asociaux habituellement absente des films produits par les monopoles. On peut voir, à travers ces personnages, des autoportraits déformés de Kim lui-même. Lui aussi était sans diplôme dans une société qui en fait le culte ; sans famille dans une société où le réseau familial est une question de survie.

On peut aussi y voir un refus de vanter la société dominante, ses valeurs, ses croyances. Le personnage de Nord-Coréen d’Entre deux rives refuse et rejette ce qu’il voit du Sud (misère, corruption et prostitution) ; le vagabond cambrioleur de Locataires arpente des lieux de misère et de solitude (un vieil homme, mort seul dans son appartement, par exemple). Une beauté, toujours cruelle et parfois mortelle, peut leur apparaître sous les traits d’une femme (Kim choisissait souvent des visages d’inconnues pour les incarner) : celle qui, telle une sirène, hypnotise les pêcheurs de L’Île, celle qui détourne le moine de sa foi dans Printemps, été, automne, hiver, celle qui est promise à un vieil ermite dans L’Arc (2016). Si des familles plus conformes sont parfois mises en scène, comme dans Moebius, elles sont montrées au bord de la crise d’hystérie et de l’autodestruction. Comme pour un dernier baroud d’honneur, les films de Kim Ki-duk de la dernière période ne se contentaient plus de personnages asociaux, mais traitaient directement de thèmes de critique sociale : One on One (2014) sur le conspirationnisme ou encore Stop (2015) sur la pollution nucléaire.

Le bilan du cinéaste reste impressionnant : vingt-quatre films réalisés en vingt-quatre ans, huit films produits pour d’autres, la découverte d’une vingtaine d’actrices et d’acteurs qui sont devenus incontournables dans le cinéma sud-coréen, et plus d’une trentaine de prix décrochés dans les festivals internationaux. Même si le milieu du cinéma coréen, échaudé par les affaires de harcèlement impliquant le cinéaste, ne s’est pas précipité pour lui rendre hommage, il reste évident qu’il aura été celui qui a ouvert les portes du cinéma mondial aux films coréens. Par son style, sa personnalité haute en couleur et imprévisible, son énergie à toujours vouloir tourner et imaginer des histoires, il a creusé un sillon douloureux et profond, parti du cœur de la Corée, pour rayonner sur le cinéma mondial. Alors qu’il aurait pu s’établir à l’étranger pour y réaliser ses films, il a toujours voulu rester chez lui, sentant très bien que là était la source de son inspiration, de ses traumatismes comme de ses espoirs. Reste aujourd’hui, comme les jeunes cinéastes coréens s’en rendent probablement compte, qu’un porte-parole du cinéma indépendant s’est tu et que la relève ne devra pas se faire attendre.

Antoine Coppola

Réalisateur et maître de conférence à l’université Sungkyunkwan de Séoul, il est l’auteur de Le cinéma asiatique (L’Harmattan, 2004). Voir son article « Cinéma et agitation sociale en Corée du Sud » (www.esprit.presse.fr, le 5 avril 2017).