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Diaphana Distribution
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Peter Von Kant : les yeux du cinéaste

juillet 2022

Peter von Kant est un audacieux projet de François Ozon qui met en scène un amour non réciproque. Mais les spectateurs ne pourront comprendre ce film sans connaître l’original de Fassbinder.

Il est indéniable que Peter von Kant de François Ozon constitue un projet audacieux. Pourquoi s’attaquer aujourd’hui à une version homosexuelle masculine des Larmes amères de Petra von Kant (Rainer Werner Fassbinder, 1972), chef d’œuvre du champ/contrechamp et exploration parfaite de l’attirance d’une vieille personne pour un être plus jeune ? Risque supplémentaire pour François Ozon, le réalisateur se produit lui-même, et fait tourner Hanna Schygulla, cinquante ans après l’original, ainsi qu’Isabelle Adjani, si rare sur grand écran. Les intentions du film sont singulières, et le spectateur les appréhende avec l’évidente présence de Fassbinder en tête.

Jusqu’à constater qu’en réalité, Denis Ménochet, excellent dans le rôle principal, représente justement Fassbinder, et que Peter von Kant n’est plus styliste mais cinéaste. Ce métier est d’ailleurs l’occasion de la meilleure scène du film, lorsque le héros, déjà sous le charme du jeune Amir (remplaçant Karin dans la version originale), le filme dans sa salle de projection, parvient à contenir son désir en devenant metteur en scène. Ozon réussit alors à créer un langage propre, ayant l’audace d’introduire un long travelling avant et sort de la révérence envers son modèle. Lors de l’avant-première au Forum des images le 14 juin 2022, il expliqua avoir d’abord proposé le rôle à Xavier Dolan, qui le refusa (le réalisateur narra également comment de nombreux acteurs de 25-30 ans déclinèrent le rôle d’Amir, ce qui le contraint à rechercher un interprète plus jeune, jusqu’à choisir Khalil Gharbia). Décider ensuite d’habiller et de maquiller son acteur principal comme l’auteur des Larmes amères de Petra von Kant, d’en faire un réalisateur, homosexuel, entouré d’une grande actrice (Isabelle Adjani), empêche toute spontanéité du regard pour les cinéphiles. Ces derniers savent déjà à quoi se réfère telle réplique, pourquoi Ménochet joue ainsi ; ils peuvent suivre, s’ils ont vu l’original, l’évolution du scénario d’après sa version de 1972.

Le film tient grâce à ses deux acteurs principaux, mais quel en est le sens ? Les cinéphiles savent dès les premières scènes que Peter von Kant est Fassbinder, et les néophytes ne pourront comprendre ce film sans connaître l’original ou la biographie du réalisateur allemand. Que la salle rie tant devant les répliques ou le jeu comique de Stefan Crepon dans le rôle de Karl montre que la mise en scène fonctionne très bien, sauf que Les Larmes amères de Petra von Kant était un drame, et que ce rire n’est pas neutre, puisque Peter est le double fictionnel de Fassbinder. Pourquoi choisir de le ridiculiser, de le montrer dès les premières minutes comme un alcoolique accro à la cocaïne ? Mais, une fois de plus, les spectateurs de 2022 comprennent-ils bien ces références, la résonance du film d’Ozon avec toute une œuvre ? Comprendront-ils que le jeune Khalil Gharbia est aussi, de la part du cinéaste, un acteur choisi, non seulement pour remplacer Schygulla, mais aussi en référence à Tous les garçons s’appellent Ali (Fassbinder, 1974), ou qu’une des affiches le montrant dans l’appartement de Peter reprend le titre allemand de L’Amour est plus froid que la mort (Fassbinder, 1969) ? Sans vouloir jouer les gardiens du temple, l’intérêt de cette inclusion du créateur du matériau dans une nouvelle version de son scénario, par ailleurs souvent mis en scène au théâtre dans des distributions très variables, ne semble toujours pas évident.

Ozon parvient, au contraire, à toucher tous les spectateurs dès lors qu’il invente et sort du jeu des références cinématographiques. Lorsque Schygulla, interprétant sa mère, donc celle de Fassbinder, console Peter en lui chantant une comptine, l’audace devient enfin fictionnelle : faire jouer à une femme révélée par Fassbinder il y a un peu plus de cinquante ans, qui a longtemps incarné l’archétype de la femme fatale dans son cinéma, une vieille femme, une figure maternelle. À cet instant se crée enfin une suspension d’incrédulité, la salle s’échappe du cadre entre le clin d’œil et la révérence qu’Ozon impose envers le premier film et son créateur pendant toute l’intrigue. De même, lorsque Denis Ménochet, interprétant l’épuisement et la souffrance amoureuse de son personnage, hurle sur l’actrice, sur celle incarnant sa fille et sur Isabelle Adjani, le scénario innove tout en rendant hommage à son prédécesseur.

Le film est tout autant une réussite dans la mise en scène du coup de foudre, de la passion, de son effritement et de l’amour non réciproque, mais qu’apporte-t-il de plus que tout ce que Fassbinder avait déjà exploré ? Ozon peut heureusement se reposer sur la maestria physique et les emportements d’acteur de Denis Ménochet, et Khalil Gharbia se révèle dans son rôle, mais le matériau fictionnel est-il recevable en dehors de la réadaptation des Larmes amères de Petra von Kant ? S’il s’agissait, éventuellement, de moderniser cette œuvre ou de s’amuser en en donnant une version homosexuelle et non lesbienne, pourquoi pas, et le huis clos du scénario est cohérent avec l’exploration de ce thème par Ozon dans nombre de ses films. Mais quel besoin d’inclure la personne de Fassbinder dans ce projet ?

Au Forum des images, le réalisateur expliqua avoir eu l’accord de sa veuve, qui lui expliqua qu’« évidemment », Fassbinder parlait de lui dans Les Larmes amères de Petra von Kant, et raconta comment Schygulla fut surprise en voyant Denis Ménochet en costume blanc, croyant revoir son ami. Cette envie de reproduction et de reconstitution d’une époque peut plaire – après tout, l’outrage ou le blasphème n’existent pas envers des créateurs admirés. Il est indéniable que beaucoup de scène émeuvent, que la salle rit et que le mauvais goût de montrer Fassbinder pour un addict voire une folle est une provocation qu’il aurait peut-être aimée, ainsi qu’une certaine performance pour son interprète. Il ne s’agit pas ici de crier au scandale, devant le contenu très classique de l’intrigue, si souvent mis en scène au théâtre. Mais quel regard Ozon propose-t-il à ses spectateurs ? Ceux des Larmes amères de Petra von Kant ressortaient avec une empathie envers cette femme prestigieuse tombant amoureuse par solitude d’une jeune provocante ; ceux de Peter von Kant, s’ils connaissent l’original et l’œuvre de Fassbinder, resteront perplexes et, s’ils les ignorent, ne pourront en cerner toutes les intentions.