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Viktor Orbán ·  (CC BY 2.0) via Flickr
Viktor Orbán · (CC BY 2.0) via Flickr
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Les colombes calmes et stratégiques de Viktor Orbán

La guerre en Ukraine contraint Viktor Orbán, allié hongrois de Vladimir Poutine, à quelques acrobaties idéologiques et diplomatiques. Mais à deux semaines des élections législatives, elle ne fait pas bouger significativement les lignes dans la société hongroise, angoissée par cette crise et usée par le clientélisme et le contrôle des médias.

Au bar Kisüzem sur la place Klauzál, côté Pest, c’est avec des réfugiés juifs d’Ukraine qu’on a célébré Pourim ce mercredi 16 mars. En yiddish et en hébreu. C’est toutefois l’ukrainien qu’on entend partout à Budapest, dans les rues et à la maison, où l’on héberge pour quelques jours des réfugiés en transit, en se creusant la tête, lorsqu’on a été scolarisé sous le communisme, pour retrouver quelques mots de russe.

« Il est où le gouvernement ? » ironise un ami budapestois qui se rend régulièrement à Keleti, la gare de l’Est, porter des sandwichs qui disparaissent en un tour de main. Là-bas, l’État a le seul visage de la police. Pas de tente, rien. À vrai dire, l’opposition ne se montre guère plus. Le seul parti sur place est celui pour lequel une poignée d’électeurs, plutôt jeunes, votera par défi aux élections législatives le 3 avril prochain : le satirique Parti hongrois du chien à deux queues, dont le programme inclut l’interdiction de l’Eurovision et la sieste obligatoire.

D’après les médias contrôlés par le parti Fidesz au pouvoir, trois milliards de forints, soit près de huit millions d’euros, ont tout de même été versés à diverses organisations caritatives pour l’accueil des réfugiés. L’élan de solidarité porté par la Croix rouge et les églises est relayé par des organisations civiles comme la Bike Maffia de Budapest, une association alternative de cyclistes. À la frontière, ce sont les municipalités qui s’engagent et ont ouvert des fonds de solidarité où l’on peut envoyer de l’argent : des villages de 400 habitants se retrouvent à 5000, le long d’une frontière historiquement frappée par la misère sociale. Cette réponse vive de la société civile hongroise dépasse bel et bien les querelles électorales, où chaque camp accuse l’autre de ne rien faire.

En Hongrie, les réfugiés affluent et les chiffres ne cessent de grimper : 267 570 selon le journal économique Portfolio.hu le 17 mars, 429 000, déclarait le Premier ministre Viktor Orbán dans une vidéo partagée sur Facebook la veille. Les prévisions montent à 900 000. On annonce le déménagement prochain du gouvernement à la frontière ukraino-hongroise – plus précisément, à Debrecen, la ville où deux siècles plus tôt siégeait le gouvernement de Lajos Kossuth pendant la guerre d’indépendance, comme se plaît à le rappeler le quotidien Magyar Nemzet [Nation hongroise], l’organe principal du Fidesz, qui se garde bien toutefois de mentionner qu’en 1849, la révolution avait été militairement écrasée… par l’armée du tsar russe.

L’un des tours de force d’Orbán a été de transformer la russophobie de la droite postsocialiste en russophilie.

Si elle n’est pas le propre du parti au pouvoir depuis 2010, la manipulation de l’histoire au service de ses intérêts est une constante du Fidesz. En 2016, pour commémorer 1956, le parti avait insisté sur le combat pour la liberté, contournant toute référence au caractère socialiste de la révolution. Le 15 mars dernier, date anniversaire de la révolution de 1848, justement, Viktor Orbán s’est abstenu de toute allusion au printemps des peuples, évitant toute condamnation de la Russie et passant sous silence jusqu’au nom de Vladimir Poutine.

La guerre en Ukraine est particulièrement embarrassante pour l’allié hongrois de Poutine. L’un des tours de force d’Orbán a été de transformer la russophobie de la droite postsocialiste en russophilie, et il entendait défendre, au sein du groupe de Visegrad (V4), les valeurs d’une « vraie Europe » chrétienne, conservatrice et soi-disant illibérale, contre les politiques dévoyées de Bruxelles. Le V4, si uni pour repousser les réfugiés syriens en 2015, achoppe aujourd’hui sur la politique pro-russe hongroise, mettant même à mal la célèbre amitié polono-hongroise défendue par Orbán et Jarosław Kaczyński : cette année, les amis du PiS ont boudé Budapest le 15 mars. Une tension annoncée par la démission, la semaine précédente, du consul honoraire hongrois à Szczecin (Stettin) Artur Balázs.

À deux semaines des élections législatives, ces embarras diplomatiques ébranlent-ils les lignes de force en Hongrie ? Un sondage publié le 19 mars par Népszava, un quotidien officiellement d’opposition et conduit entre les 7 et 11 mars par l’Institut Publicus, révèle que 44 % des électeurs du Fidesz considèrent l’invasion ukrainienne comme une agression russe, tandis que 25 % croient que la Russie a réagi à une agression ukrainienne1. Quant au reste, ils n’ont pas su ou voulu répondre. 25 %, c’est bien sûr une minorité, mais elle occupe un grand terrain dans l’espace public et sur les sites Internet proches du gouvernement. Que reste-t-il donc à dire à Orbán, à présent que son discours géoculturel fondé, pour le dire rapidement, sur l’opposition entre un Est berceau du peuple hongrois et un Ouest décadent, est mis à mal par les images de civils ukrainiens massacrés ? Peut-il décevoir ceux qui continuent de croire que le danger vient de Bruxelles ou adhèrent à une géopolitique populiste selon laquelle la Russie, harcelée et humiliée par l’Ouest, a bien le droit de redresser la tête ?

« Le calme stratégique »

Sans accabler publiquement Poutine tout en s’alignant sur les positions de l’Union européenne, Orbán ne peut que minimiser son action pro-russe des dernières années. C’est le sens du discours qu’il a tenu le 15 mars dernier : renvoyant les deux belligérants dos à dos, le Premier ministre a exhorté au « calme stratégique » (stratégiai nyugalom) et invité au repli sur la défense des intérêts hongrois. Ainsi, la Hongrie n’est plus ni à l’Ouest, ni à l’Est, mais clame au monde (et à Moscou) qu’elle sait où est sa place – une stratégie déjà affirmée par Orbán en 2017 lors d’une visite de Poutine en Hongrie2. Ce pacifisme de façade n’a pas dupé Dmytro Kuleba, le ministre des Affaires étrangères ukrainien, qui a exigé deux jours plus tard de son homologue hongrois, Péter Szijjártó, une prise de position en faveur de l’Ukraine.

Le discours du 15 mars a été répété en boucle dans les médias du service public inféodés au gouvernement. Il faut rappeler que l’intégration, à la fin 2018, de près de 500 médias privés préalablement rachetés par des hommes d’affaires proches d’Orbán dans l’empire médiatique KESMA a parachevé un processus de musèlement de la presse indépendante. La télévision publique parle relativement peu de la guerre, ou alors, ironise un autre ami, « comme si c’était une catastrophe naturelle qui s’était abattue sur les Ukrainiens » – sans agresseur. D’après la journaliste d’investigation Zsuzsanna Wirth, l’agence hongroise de presse MTI a même suivi d’abord la ligne du Kremlin en parlant d’« opération militaire russe » jusqu’à ce que l’opposition fasse scandale3.

Une excursion dans les bas-fonds de la presse gouvernementale n’est pas inintéressante. Le journal en ligne Pesti srácok [Les gars de Pest], fer de lance de la communication gouvernementale à destination de la droite radicale récupérée par le Fidesz, ne s’embarrasse pas de la moindre solidarité avec les Ukrainiens. S’il ne se perd pas dans les arcanes rhétoriques de la dénazification, il a un certain goût du complot (des « laboratoires américains » développeraient des armes biologiques en Ukraine, ce qui invaliderait la crainte d’une guerre biologique lancée par Poutine) et, surtout, s’interroge – déjà – sur la carte de l’Ukraine de l’après-guerre, envisageant parmi trois scénarios sa disparition au profit d’une redistribution régionale à laquelle la Hongrie pourrait prendre part. Comme Hitler jadis à l’arbitrage de Vienne en 1938, Poutine pourrait « rendre » à la Hongrie la Transcarpathie, où vit aujourd’hui une minorité hongroise de 100 à 120 000 individus. Si Orbán n’a jamais remis en cause l’intangibilité des frontières, la branche radicale de son parti assume la mentalité qui a autrefois poussé le pays dans l’alliance funeste avec l’Allemagne hitlérienne au nom de la révision du traité de paix de Trianon (1920).  

Depuis le début de la guerre, 22 000 Ukrainiens de nationalité hongroise auraient déjà fui vers la Hongrie. En théorie, ils ne sont pas compris dans les chiffres des réfugiés, puisque la majorité a, malgré l’interdiction de la double nationalité en Ukraine, un passeport hongrois, cadeau d’Orbán dès 2010 pour s’assurer auprès des Hongrois des minorités frontalières une clientèle électorale, fidélisée par des allocations. Beaucoup sont désormais des déserteurs. Pourront-ils rentrer chez eux la guerre finie ? s’inquiète-t-on. La réforme de l’éducation ukrainienne de 2017 supprimant l’enseignement en langue hongroise dans les collèges et lycées hongrois de Transcarpathie avait suscité un tollé en Hongrie – et n’a sans doute pas incité au patriotisme ukrainien.

« Ce n’est vraiment pas le moment qu’un amateur enthousiaste s’essaie à être Premier ministre »

Si elle demande une certaine souplesse idéologique de la part d’Orbán, la guerre, pour autant qu’elle s’est invitée dans les débats électoraux, renforce sa position auprès d’un électorat angoissé par les changements politiques en contexte de crise. « La droite du parti de la paix ou la gauche va-t-en-guerre ? La construction ou la ruine ? En avant ou en arrière ? Nous, nous disons qu’il faut protéger la paix et la sécurité de la Hongrie. Qui vote pour la paix et la sécurité vote pour le Fidesz.  » Le « calme stratégique » vanté par Orbán permet en effet de donner des leçons à l’opposition, incarnée par Péter Márki-Zay alias MZP, candidat chrétien conservateur officiellement soutenu par six partis à l’issue des primaires de l’automne dernier. Si Márki-Zay a battu le candidat Fidesz aux élections municipales de Hódmezővásárhely en 2018, il n’en reste pas moins relativement inconnu et son inexpérience est attaquée : « Ce n’est vraiment pas le moment qu’un amateur enthousiaste s’essaie à être Premier ministre », déclare un politologue associé au Fidesz.

Car Orbán et son empire médiatique ne cessent de le scander : Márki-Zay n’est pas un rival de droite, mais le visage de « la gauche va-t-en-guerre ». N’a-t-il pas déclaré que la Hongrie devrait envoyer des armes et des soldats en Ukraine si telle était la décision de l’OTAN ? Envoyer des armes et des soldats, mais ce serait empêcher la Hongrie de protéger les réfugiés venus d’Ukraine et mêler la Hongrie à des affaires qui ne la regardent pas, rétorque la presse gouvernementale. Mais voilà que Péter Szíjjartó vote en faveur de l’envoi d’armes par l’Union européenne et que le gouvernement signe un décret autorisant ses alliés de l’OTAN à transporter les convois d’armes par la Hongrie : retour à l’envoyeur, MZP affirme que la Hongrie envoie bien des armes en Ukraine.

Le choix stratégique de Márki-Zay n’était pas dénué d’intelligence : le ralliement de l’opposition derrière un candidat de droite défendant des valeurs chrétiennes, père de famille et maire d’une petite ville, permettant d’éviter le sempiternel clivage Budapest-province, semblait même avoir déstabilisé Orbán et ses partisans. Mais ce week-end, Telex, plateforme d’opposition, organisait un sondage auprès de ses lecteurs pour savoir qui d’Orbán ou de MZP disait la vérité sur la question de la participation de la Hongrie à l’envoi d’armes aux Ukrainiens4. Autre signe de la défiance que Márki-Zay inspire dans son propre camp. Or Telex est plutôt lié au maire écologiste de Budapest, Gergely Karácsony… On comprendra qu’avec de telles priorités partisanes, l’union de l’opposition s’avère fragile et éloignée de l’exemple historique fourni par la Slovaquie à la fin des années 1990, lorsque la majorité des partis d’opposition s’étaient unis pour chasser le Premier ministre populiste Vladimír Mečiar. D’aucuns veulent garder un certain optimisme : même si Orbán gagne, il n’aura peut-être pas les deux tiers des sièges parlementaires, et l’opposition pourrait gagner assez de terrain…

L’effet boys band

Loin de bouger les lignes, la guerre intensifie des dynamiques déjà présentes : les conflits internes de l’opposition, l’hégémonie discursive du Fidesz, en sont deux exemples. La peur de la guerre, la peur historique de la Russie, la crainte de l’homme au pouvoir, se conjuguent au clientélisme et au contrôle des médias. Loin de se tenir droit sur ses talons, comme l’y invite l’un des vers les plus célèbres de la poésie hongroise, l’électeur est tenté de baisser la tête. Mais la peur n’explique pas tout : il y a aussi l’engouement pour celui qui a réussi à dominer la vie politique hongroise depuis douze ans. Si la guerre en Ukraine révèle les limites du double discours d’Orbán à ceux qu’il n’enthousiasme pas, ses fidèles ne veulent voir ni les contradictions, ni les revirements, ni les demi-vérités. « C’est l’effet boys band », ironise un déçu du Fidesz. « Même si on attrape le chanteur du groupe le nez dans la cocaïne dans une chambre d’hôtel saccagée, on lui trouve toujours des excuses. »

 

  • 1. Vlagyiszlow Makszimov, « Many Fidesz voters blame Ukraine for the war », Euractiv.com, with Telex, 18 mars 2022.
  • 2. Une position rappelant fortement la doctrine du dirigeant communiste János Kadar (1956-1988), ainsi que le rappelle judicieusement Paul Gradvohl dans un entretien mené par Natalia Routkevitch : « Hongrie : la fabrique du chef », Politique internationale, n° 175, printemps 2022, p. 225-245.
  • 3. Zsuzsanna Wirth, « “Please, don’t report about this at all! Thanks!” – How the Hungarian state news agency censors politically unpleasant news », Direkt36, 7 mars 2022.
  • 4. Rovó Attila, « Ha ön is elvesztette a fonalat, hogy a Fidesznek vagy Márki-Zaynak van igaza a „szállítunk-e fegyvert Ukrajnának” vitában, akkor ez a cikk önnek szól », Telex, 19 mars 2022.