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Mon hôte avec un ami © Dominique Sewane
Mon hôte avec un ami © Dominique Sewane
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Limite et distance au Koutammakou

Les pratiques ancestrales des Batammariba du Katammakou, entre le Togo et le Bénin, rappellent par bien des aspects notre récente « distanciation sociale ». Que nous apprend cette socialité étrangère, qui tâche de créer du lien tout en étant soucieuse de la vulnérabilité des vivants ?

À mes questions sur leurs cérémonies, les maîtres du savoir du Koutammakou se bornaient à un « Regarde, écoute ! » et retournaient à leur pipe. C’était bien dans leur manière : mutisme à l’égard de l’étranger, refus de ses présents malgré un réel dénuement, projets de développement accueillis avec méfiance… Jusque dans les années 1990, et même au début des années 2000, ces montagnards de l’Atakora, région située au nord du Togo et du Bénin, ne voulaient dépendre de quiconque. L’attachement à leurs cérémonies, une maîtrise de soi associée à une humilité envers les forces de la nature dont ils s’estiment toujours les hôtes : autant de signes d’un archaïsme rédhibitoire pour les « civilisés » du Sud. Leur détermination à refuser d’asservir comme d’être asservis – pas de chef dans cette société clanique, mais une stricte hiérarchie entre aînés et cadets – leur a maintes fois valu la réputation d’insoumis, alors que leur vœu se bornait à ce qu’on les laissât en paix, après s’être si longtemps défendus contre l’emprise de royautés qui tentaient de les dominer.

On ne regarde jamais assez ce qui nous entoure. Spinoza a raison : « Dieu niche dans les détails. » Me conformant à l’injonction des anciens incitant l’aspirant au savoir à trouver seul la réponse à une énigme, je développai l’aptitude à me concentrer sur les « riens » de la vie des Batammariba. « Notez l’or de la vie quotidienne ! », me recommandait Jean Malaurie quand je préparais Le Souffle du mort pour la collection « Terre humaine » qu’il avait fondée1. Les riens du quotidien des Batammariba ont peut-être contribué à préserver leur culture, sinon, à son origine, celle de l’humanité.

Ainsi la notion de limite, qui marque au Koutammakou une distance à ne pas dépasser. Limites clairement dessinées sur le sol entre champs cultivés et aires sacrées réservées aux puissances chtoniennes dont dépend toute vie sur Terre. Limites entre les takyenta familiales – petites forteresses à étage, distantes les unes des autres de cinquante à cent mètres. De nos jours encore, ces limites confèrent à leur territoire l’aspect d’un monde originel, lui ayant valu d’être inscrit en 2004 au patrimoine mondial de l’Unesco en tant que « paysage culturel évolutif ». Dans la cour d’une takyenta, rires, plaisanteries, querelles résonnent à pleine voix, car lancés à distance. Pas de serrements de mains, embrassades ou câlins à un enfant – hormis le lien de profonde tendresse qui l’unit à sa mère, ses grands-parents ou sa petite « berceuse », une sœur à peine plus âgée. Quant à lui caresser la tête : strictement interdit à l’étranger ! La tête est la partie quasi sacrée d’une personne. En se risquant à un geste réservé au couple dans le noir de son intimité, il signerait son exclusion.

Ni soupirs ni plaintes : dans la peine, on se tait. En arrivant, l’ami comprend d’un regard et va se taire auprès de son ami. C’est uniquement au travers d’un chant de deuil que s’exprime le désespoir d’une mère à la mort de son enfant, d’un proche ou d’amis chers. Ces chants bouleversent les hommes qui les écoutent sans y prendre part. La mort d’un seul, ressentie comme celle de l’humanité entière, a le don de rouvrir d’anciennes blessures. À l’égard d’un nouveau-né, d’un vieillard alité ou d’un malade, les précautions sont renforcées. La branche qui barre l’entrée indique : « Ici, vie fragile. » Le passant doit s’éloigner sans s’informer. Sa simple présence, son souffle, sinon ses pensées, seraient délétères à l’être vulnérable en sursis.

Dès la fin d’un sevrage tardif, un enfant prend ses repas dans sa calebasse personnelle. Plus tard, il ne la partagera qu’avec une personne de confiance – un compagnon (ou une compagne) d’initiation – de crainte, certes, que n’y soit versé du poison, mais aussi que le commensal soit porteur d’une tare invisible aux effets mortifères, contaminés par sa salive, son haleine, voire le frôlement fortuit de sa peau, ou même un simple vêtement. Au cours des rites de la jeunesse, en revanche, la proximité corporelle entre futurs initiés contribue à forger entre eux un lien indéfectible, « fort comme la résine ». Durant un repas, il est proscrit de parler en mangeant – règle apprise autrefois à nos enfants – sinon, honte au bavard : il verrait son hôte détourner le visage pour se protéger de ses postillons ! Quant aux amoureux au seuil de leur relation, ils se parlent en se détournant à demi : détail qu’avait déjà noté Leo Frobenius en 1913. Chez tous, la finesse de l’ouïe semble avoir supplanté l’exercice du toucher.

L’honneur d’un homme, protecteur de sa famille, se mesure aux « choses viriles » qu’il a su développer : acuité des sens, état d’éveil permanent. « Il ne dort que d’un œil, prêt à saisir arc et flèche ! », disait-on. Sur le chemin, son pas nonchalant, son sourire ne peuvent tromper : attentif à ce qui l’entoure, surtout à l’inconnu qu’il vient de croiser, dont la trop grande amabilité lui paraît suspecte, il est prêt à réagir. Tout Otammari – comme bien des Africains – est conscient de la présence invisible et multiforme de la mort. Elle peut l’atteindre à l’improviste « comme le fauve de la brousse bondissant sur sa proie ». « C’est pourquoi, me confia récemment une universitaire du Nigeria, nous rions autant, de tout et de n’importe quoi ! » Pour oublier. Pour conjurer la peur.

Tels étaient les Batammariba quand je les ai rencontrés. Depuis, a émergé une génération complaisante aux sirènes de la modernité et de ses avatars…

Les « riens » des Batammariba nous rappellent à quel point nous sommes vulnérables.

Au sortir de l’épreuve du confinement et dans la pénible obligation d’adopter des gestes d’évitement si contraires à nos habitudes, gestes qui mettent à mal nos certitudes, les « riens » des Batammariba nous rappellent à quel point nous sommes vulnérables, combien la survie de l’humanité tient du miracle. Un rien suffirait à l’anéantir. C’est alors, dit un chant de deuil, « que le monde retrouverait sa beauté, comme au temps où n’était pas encore entendu le bruit que font les hommes ».

  • 1.Dominique Sewane, Le Souffle du mort. La tragédie de la mort chez les Batammariba du Togo, Bénin [2003], Paris, Plon, 2020.

Dominique Sewane

Dominique Sewane, anthropologue, est notamment l’auteur de Le souffle du mort (Plon, 2020), La nuit des grands morts (Economica, 2002) et Le peuple voyant (La Martinière, 2004).

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