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Un monde en sursis

Introduction

Nos expériences intimes de la pandémie ou de l’urgence écologique ont donné une réalité angoissante à l’idée de catastrophe, qu’il importe de cerner dans la diversité des expériences qu’elle recouvre. Comment penser, comment agir, si nous nous percevons toujours « en sursis », sous le coup d’une catastrophe imminente ?

« Il sortit dans la lumière grise et s’arrêta et il vit l’espace d’un bref instant l’absolue vérité du monde. Le froid tournoyant sans répit autour de la terre intestat. L’implacable obscurité. Les chiens aveugles du soleil dans leur cours. L’accablant vide noir de l’univers. Et quelque part, deux animaux traqués tremblant comme des renards dans leur refuge. Du temps en sursis et un monde en sursis et des yeux en sursis pour le pleurer1. »

Avec deux guerres mondiales et une guerre froide qui a longtemps fait planer le risque d’un affrontement nucléaire entre l’Est et l’Ouest, le xxe siècle fut celui d’une certaine banalisation de la catastrophe comme horizon probable des sociétés humaines. Les premières décennies du xxie siècle ont vu s’imposer le changement climatique comme nouvelle menace vitale pesant sur l’humanité, opérant un déplacement de notre rapport à un avenir angoissant : ce n’est plus seulement de catastrophe qu’il s’agit – au sens où la catastrophe est inscrite dans le temps, dessinant un avant et un après sa survenue. Le changement climatique a donné un nouveau visage à l’idée de fin du monde, qui verrait s’effondrer notre civilisation et s’abolir le temps. L’arrivée de la pandémie a paru confirmer ces théories, tout en soulignant notre condition paradoxale dans cette eschatologie contemporaine : la sidération, l’expérience de suspension et de dilatation du temps pendant le confinement ont coexisté avec un désir renouvelé d’action collective, de reprise en main du destin de l’humanité après ce qui faisait figure d’avertissement. Mais la fenêtre brusquement ouverte par la catastrophe sur d’autres possibles s’est vite refermée, comme si nous étions aussitôt repris dans la marche inéluctable du monde, dont la trajectoire n’aurait pas dévié. D’où l’impression d’une double fatalité, celle de la survenue de la pandémie se superposant à celle d’un monde courant à sa perte, sur lequel nous n’aurions aucune prise.

Alors que les approches traditionnellement rédemptrices de la fin du monde, que l’anthropologue Ernesto De Martino appelait « apocalypses culturelles2 », permettaient d’apprivoiser cette fin en la ritualisant et de maintenir les sociétés humaines en mouvement, la perspective contemporaine de l’effondrement nous met en difficulté sur deux plans, intimement liés : celui de notre expérience du temps, et celui de la possibilité de l’action dans ce temps. Dans le numéro d’Esprit d’octobre 2020 consacré au « mythe de l’impuissance démocratique », le philosophe Michaël Fœssel insistait sur les conséquences politiques de la raréfaction du temps, corollaire de la nécessité d’agir dans l’urgence : « Pour les collapsologues, le temps n’est pas seulement une denrée rare, il devient une force agissante qui, dans le dos de l’humanité, joue contre elle. Les solutions pour retarder l’inévitable, si elles existent, se situent alors davantage du côté de sagesses individuelles que dans une confrontation publique entre des points de vue opposés3. »

Ce dossier examine cet état de « sursis » dans lequel nous paraissons nous être, paradoxalement, installés.

Ce dossier examine cet état de « sursis » dans lequel nous paraissons nous être, paradoxalement, installés. C’est d’abord notre condition moderne de spectateur, passif et impuissant, qu’il s’agit ici d’interroger, à la croisée de la multiplication des écrans dans nos vies et de la certitude, assénée à l’envi, que l’avenir serait déjà joué. En contrepoint, le philosophe Dorian Astor invite à la dialectique entre certitude et incertitude comme dynamique de reconquête de soi et du monde, « la relance permanente d’une question dans la réponse ».

C’est là que se noue un second fil qui parcourt le présent dossier autour des notions de fiction et de récit. Parce que les idéologies structurantes du xxe siècle ne permettent plus de penser l’avenir, nous avons besoin de « nouveaux récits » pour réarmer les imaginaires4. Ce n’est pas un hasard si le xxe siècle a vu se développer, en même temps qu’une conscience moderne de la catastrophe, le genre de la science-fiction, dont David Lapoujade nous rappelle qu’il se caractérise par sa capacité à créer – et à détruire – des mondes nouveaux. Plus récemment, l’écocritique, en littérature et au cinéma, explore la manière dont des femmes et des hommes particuliers inventent, localement, de nouveaux rapports à leur environnement abîmé. À côté de la fascination morbide que suscite le film catastrophe, l’écocritique remet en jeu les certitudes par la multiplication des points de vue et des expériences.

Mais la fonction du récit ne saurait se résumer à imaginer d’hypothétiques possibles, qui nous conforteraient dans une attitude de contemplation. À la perspective de l’inéluctable doit se substituer l’expérience concrète du dilemme et sa résolution. Les philosophes Povilas Aleksandravičius et Camille Riquier nous rappellent, avec Bergson, que l’humanité a déjà eu à faire face à la perspective de sa propre fin, et qu’alors, « le bon usage de la fin du monde consiste à lester l’imagination et à donner à l’impossible lui-même suffisamment de poids et de gravité pour déstabiliser le réel ».

  • 1. Cormac McCarthy, La Route, trad. par François Hirsch, Paris, Éditions de l’Olivier, 2008, p. 115.
  • 2. Ernesto De Martino, La Fin du monde. Essai sur les apocalypses culturelles, texte établi, traduit de l’italien et annoté sous la direction de Giordana Charuty, Daniel Fabre et Marcello Massenzio, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
  • 3. Michaël Fœssel, « Interminable démocratie », Esprit, octobre 2020. Voir également, du même auteur, Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, Paris, Seuil, 2012. D’autres ouvrages importants se sont récemment penchés sur les mésusages intellectuels et politiques de cette « heuristique de la peur » que Hans Jonas appelait de ses vœux dans Le Principe responsabilité (1979). Parmi eux, citons notamment Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Premier Parallèle, 2020. C’est également à cette réflexion que nous invite François Hartog dans Chronos. L’Occident aux prises avec le temps (Paris, Gallimard, 2020) lorsqu’il définit notre rapport contemporain au temps comme celui du « présentisme », un présent omniprésent et subi, sans passé ni futur, qui n’offre aucune possibilité à l’initiative.
  • 4. Voir à ce sujet Alice Canabate, L’Écologie et la narration du pire. Récits et avenirs en tensions, Paris, Éditions Utopia, 2021.

Anne Dujin

Rédactrice en chef de la revue Esprit depuis 2020, Anne Dujin est politiste de formation. Elle est également poète. Son dernier recueil, L'ombre des heures, est paru aux éditions de L'herbe qui tremble en 2019.

Nicolas Léger

Professeur de lettres et de philosophie au lycée Victor-Hugo de Florence.

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Un monde en sursis

Le changement climatique a donné un nouveau visage à l’idée de fin du monde, qui verrait s’effondrer notre civilisation et s’abolir le temps. Alors que les approches traditionnellement rédemptrices de la fin du monde permettaient d’apprivoiser cette fin en la ritualisant, la perspective contemporaine de l’effondrement nous met en difficulté sur deux plans, intimement liés : celui de notre expérience du temps, et celui de la possibilité de l’action dans ce temps. Ce dossier, coordonné par Nicolas Léger et Anne Dujin, a voulu se pencher sur cet état de « sursis » dans lequel nous paraissons nous être, paradoxalement, installés. À lire aussi dans ce numéro : le califat des réformistes, la question woke, un hommage à Jean-Luc Nancy, la Colombie fragmentée, la condition cubaine selon Leonardo Padura, et penser en Chine.