
Il était une fois… Proust au cinéma
Ce monument littéraire exerce une indéniable force d’attraction sur le monde des arts.
Le 10 décembre 1919, Marcel Proust recevait les honneurs du prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, deuxième tome d’À la recherche du temps perdu (1913-1927). Ce centième anniversaire invite à vagabonder parmi la pléthore d’œuvres nourries en profondeur par La Recherche. Ce monument littéraire exerce une indéniable force d’attraction sur le monde des arts. Et ce jusqu’au cinéma, que Proust ne portait pourtant pas dans son cœur, lui qui fustigeait les romans rabattus sur « une sorte de défilé cinématographique des choses », aux antipodes de « ce que nous avons perçu en réalité1 ». Manquée du vivant de l’auteur (mort en 1922), cette rencontre advient par des biais détournés. En déployant des « image-temps2 », qui rendent indiscernables le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, les données objectives et les perceptions subjectives, la modernité cinématographique a traité à sa façon de la question des réminiscences, du temps perdu et retrouvé. Si bien que, par-delà les adaptations en tant que telles, maintes œuvres tissent des ramifications souterraines avec La Recherche, véritables palimpsestes proustiens.
Le mythe du roman inadaptable
L’adaptation, qui a parfois mauvaise presse, a ses cadavres. L’échec de Visconti à transposer Proust à l’écran, son « inadaptation3 », nourrit l’idée que certains romans ne peuvent trouver d’incarnation filmique sans perdre leur essence. À la recherche du temps perdu en serait l’exemple phare, par la difficulté à donner vie à cette constellation de personnages, à transcrire la voix du narrateur ou la musicalité de l’écriture. Si maints projets ont achoppé (ainsi du scénario de Harold Pinter pour Joseph Losey), certains cinéastes s’y sont confrontés dans des adaptations plus ou moins directes4. Importe moins la question de la fidélité – intenable – au texte d’origine que celle des multiples recréations advenant lorsque l’on passe d’« une idée de roman » à « une idée de cinéma5 ».
Un amour de Swann (1984) de Volker Schlöndorff procède par réduction et condensation. Le temps d’une journée et d’une nuit, Swann (interprété par Jeremy Irons) est scruté au paroxysme de sa jalousie passionnelle pour Odette (Ornella Muti). Le cinéaste ne s’attaque qu’à un fragment de l’œuvre et à un personnage en particulier, autour duquel gravitent de célèbres figures de La Recherche. Certes, le temps se creuse à travers quelques flash-back, lors de l’épilogue situé quinze ans plus tard ou des parallèles suggérés entre Swann et le narrateur. La structure filmique demeure toutefois classique, centrée sur des portraits et une reconstitution d’époque. Un amour de Swann n’exploite réellement aucune des potentialités de l’écriture proustienne, alors que le montage cinématographique a justement vocation à incarner la plongée dans l’écheveau des temps ou la superposition des sensations passées et présentes.
C’est précisément le parti pris du Temps retrouvé (1998) de Raoul Ruiz. Vaste labyrinthe temporel, cette œuvre tournoyante saute d’un temps à un autre, multiplie les trompe-l’œil et entremêle les bribes d’histoires au sein d’une narration perpétuellement brisée. L’« adaptation » du cinéaste franco-chilien est entièrement passée au tamis de sa propre esthétique baroque, avec ses embardées artistiques et fantastiques. Dès la première séquence, le narrateur, cloué au lit, dicte à Céleste des corrections de son texte ayant trait à la mort de Bergotte : alors que la caméra se déplace en un lent travelling, les meubles se mettent eux-mêmes à tourner, provoquant la déformation fantasmagorique de la pièce. Pour transcrire la pluralité interne du narrateur, quatre acteurs se relaient, voire se côtoient au sein d’un même plan. Le personnage adulte (Marcello Mazzarella, choisi pour sa ressemblance physique avec Proust) est ainsi projeté aux côtés de l’enfant qu’il fut (joué par Georges Du Fresne), tournant la manivelle d’un projecteur de cinéma ancien, alors que défilent en arrière-plan des images d’actualités de la guerre de 1914. Le montage visuel et sonore offre une forme sensible au phénomène si abstrait de la réminiscence : du trébuchement sur les pavés de l’hôtel de Guermantes, qui s’enchaîne sur un plan de Venise, à la si célèbre madeleine trempée dans le thé. Celle-ci enclenche visuellement des souvenirs plus ou moins fantasmatiques, ainsi qu’une voix off citant littéralement des fragments du Temps retrouvé.
Parmi d’autres tentatives, telle l’adaptation télévisuelle de Nina Companeez (2011), citons pour finir celle de Chantal Akerman, qui s’attache à oublier Proust pour mieux s’en souvenir. S’inspirant de ses remémorations de La Prisonnière, qu’elle rebaptise La Captive (2000), la cinéaste invente de nouveaux personnages proustiens, Simon et Ariane. Cette œuvre anti-dramatique réduit la narration à peau de chagrin. Par ses cadrages oppressants en intérieur comme en extérieur, elle suit l’enfermement amoureux et la poursuite – vouée à l’échec – de l’être maladivement aimé.
« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. »
De manière diffuse mais éloquente, le cinéma moderne témoigne des innombrables réverbérations de La Recherche dans des œuvres cinématographiques qui n’en sont pas des adaptations. En donnant à percevoir et à ressentir « un peu de temps à l’état pur6 », en entrelaçant des « pointes de présents » et des « nappes de passé7 », des cinéastes comme Resnais, Antonioni ou Visconti entretiennent de nombreuses affinités avec l’écriture proustienne. C’est que, pour Bazin, la « Tragédie, spécifiquement cinématographique » est « celle du Temps8 ».
Si, pour diverses raisons, Visconti n’est pas parvenu à adapter La Recherche, c’est toute son œuvre qui en est profondément imprégnée, des tragiques remontées dans le temps de Sandra (1965) aux remémorations mélancoliques du musicien Gustav von Aschenbach dans Mort à Venise (1971), en passant par la méditation sur la mort et le temps disparu du Guépard (1963)9. Dans Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais, les travellings qui suivent la déambulation d’Emmanuelle Riva dans Hiroshima se poursuivent dans un même mouvement à travers les rues de Nevers, pour raccorder le présent avec le Japonais et le passé de la guerre, marqué par sa liaison avec un Allemand. Les sensations et les réminiscences s’interpénètrent pour rendre sensible le drame de la mémoire et ainsi, selon les derniers mots du Temps retrouvé, « y décrire les hommes […] occupant une place si considérable, […] comme des géants plongés dans les années, à des époques, vécues par eux si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps ».
Fable mélancolique sur le temps perdu, Il était une fois en Amérique (1984) de Sergio Leone est un autre palimpseste proustien, hommage explicite bien que discret à La Recherche. Le film entremêle trois époques, de manière non chronologique : l’enfance dans les années 1920, trop tôt marquée par le crime ; la spirale tragique de la vie de gangster en 1933 ; le retour de l’enfant prodigue, mué en vieillard, en 1968. Telle une apparition fantomatique, à Fat Moe qui lui demande ce qu’il a fait durant toutes ces années, Noodles (Robert de Niro) répond : « I went to bed early. » Cette relecture presque littérale de la phrase inaugurale d’À la recherche du temps perdu accroît le poids du temps irrémédiablement gâché, car « le temps perdu n’est pas seulement le temps qui passe, altérant les êtres et anéantissant ce qui fut ; c’est aussi le temps qu’on perd10 ». Dans cette scène de retrouvailles, Noodles apporte à son ami la clef permettant de remettre en marche l’horloge arrêtée pendant ses trente-cinq années d’absence, métaphore du présent gelé et, désormais, réenclenché par la fiction.
Il était une fois en Amérique incarne diverses modalités de la réminiscence. Son dispositif mémoriel est explicité dès la séquence dans la fumerie d’opium, dominée par une sonnerie stridente qui suture la remontée cyclique dans le passé. En 1933, en quête d’un impossible oubli, Noodles est hanté par sa trahison : le coup de téléphone qu’il a passé à la police pour tenter – vainement – d’éviter la mort à ses comparses, Max, Patsy et Cockeye. La présence d’un théâtre d’ombres préfigure l’invasion chaotique des souvenirs, organisée par un montage des sensations. Dans un raccord lumière, la flamme de la lampe à huile scrutée par le personnage alangui se métamorphose en lampadaire et dévoile la scène d’arrestation meurtrière, Noodles contemplant le cadavre de ses amis. Le retour en arrière se poursuit et montre cette fois les corps vivants des gangsters célébrant la fin de la Prohibition, quelques heures avant le drame. Deux inserts, sur le téléphone de Noodles et celui d’un sergent, révèlent in fine la provenance de l’entêtante sonnerie, qui continue à résonner tel le glas dans la tête de Noodles. Des sons aigus le tirent de son cauchemar éveillé et nous ramènent à la fumerie d’opium. Après la disparition de ses amis, Noodles prend un aller simple pour « n’importe où », s’arrête devant une porte surmontée d’une fresque Visit Coney Island, puis disparaît derrière une rangée de valises. Plan suivant : il réapparaît sur Yesterday des Beatles, le visage fané et les cheveux blancs, cadré derrière une fenêtre. Il se tient ensuite devant la même porte, à présent surmontée d’une pomme rouge, emblème du New York de 1968. En quelques secondes, cette vertigineuse ellipse engloutit trente-cinq années d’absence du personnage dans le hors-champ.
Leone recourt à la puissance évocatrice du cinéma pour rendre sensibles la superposition des sensations et l’enchevêtrement des temporalités. Le passage de porte, le regard à travers une vitre embrumée, ou les photographies d’époque qui s’animent en reconstitution filmique, sont autant de leitmotivs mis en valeur par la musique liturgique d’Ennio Morricone. Par exemple, la résurgence de l’enfance advient par le biais d’une image mentale subjective, dans un champ/contrechamp mémoriel. Le vieux Noodles retourne dans les toilettes percées d’une ouverture par laquelle il contemplait, adolescent, la grâce de Deborah. Ainsi, le New York des années 1920 reprend magiquement vie dans la mémoire du personnage, comme dans le présent de l’image filmique.
D’autres souvenirs de Proust parsèment Il était une fois en Amérique. La charlotte, que déguste Patsy au lieu de l’offrir en cadeau à Peggy contre ses faveurs, apparaît comme une future « madeleine ». Saisie dans la source vive du présent, dernier moment d’innocence avant le meurtre de Dominic et l’incarcération de Noodles, elle contient déjà les germes d’une réminiscence à venir. Enfin, le dénouement révèle une terrible vérité à Noodles confronté à des revenants. Des gros plans scrutent les visages altérés par le temps de Deborah, à moitié poudrée et démaquillée, puis de Max, qu’il croyait avoir indirectement tué lors de l’arrestation en 1933. Ce passage convoque « le bal des têtes » du Temps retrouvé : « Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités, pourquoi chacun semblait s’être “fait une tête”, généralement poudrée et qui les changeait complètement […]. Il semblait avoir assumé de figurer un des “âges de la vie”. » Quant au fils de Max et de Deborah, que Noodles découvre ébahi, il ressuscite par ses traits une jeunesse disparue et provoque une coalescence des temps, à l’instar de la fille de Saint-Loup vers laquelle convergent pour le narrateur tant de « routes venues, pour notre vie aussi, des points les plus différents ». Le temps perdu, toutefois, ne sera pas retrouvé par Noodles, mais par le seul spectateur, grâce à la puissance d’évocation d’un monde disparu que l’art de Sergio Leone parvient à recréer.
Au-delà des adaptations, Il était une fois en Amérique appartient à cette constellation d’œuvres cinématographiques proustiennes qui montent et démontent des blocs de temporalités, de sensations et de perceptions, pour rendre palpable le temps de la conscience et de la mémoire.
- 1. Marcel Proust, Le Temps retrouvé [1927], éd. de Pierre-Edmond Robert, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1990.
- 2. Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
- 3. Jean-Louis Jeannelle, « Cinélittérature », Critique, no 795-796, août-septembre 2013, p. 620.
- 4. Voir Peter Kravanja, Proust à l’écran, Bruxelles, La Lettre volée, 2003.
- 5. Gilles Deleuze, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » [1987], repris dans Deux Régimes de fous et autres textes, Paris, Minuit, 2003.
- 6. Marcel Proust, Le Temps retrouvé, repris par Gilles Deleuze, L’Image-temps, op. cit., p. 27.
- 7. Ibid., chapitre 5, p. 129-164.
- 8. André Bazin, « À la recherche du temps perdu : Paris 1900 », L’Écran français, 30 septembre 1947.
- 9. Voir Florence Colombani, Proust-Visconti, Paris, Philippe Rey, 2006.
- 10. Gilles Deleuze, Proust et les signes [1964], Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 26.