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Photo : Stella Jacob
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L’apprentissage du regard

L’impasse de l’école sur la culture visuelle conduit à ne pas former le regard des élèves. L’image mérite pourtant une lecture approfondie, qui permette de se l’approprier, au-delà de la sidération.

Et si, à reprendre le mantra qui nous vient d’une ordonnance de 1816, à savoir que l’école repose sur quelques fondamentaux – « lire, écrire, compter » –, nous tournions le dos à une partie considérable des besoins des élèves ? Et si faire l’impasse sur la culture visuelle, pourtant prégnante dans notre société, nous conduisait à ne pas former leur regard ? Actuellement, l’Éducation nationale préconise la fréquentation des images, mais ces dernières restent à la marge. Bien sûr, l’éducation artistique commence à trouver une place dans les programmes. Par ailleurs, les références à la peinture, à la photographie ou au cinéma sont plus présentes dans les manuels, mais davantage comme des illustrations que comme des documents à étudier pour eux-mêmes. On leur demande surtout de jouer le rôle de supplément récréatif à un enseignement qui, pour être crédible et sérieux, passe par le texte. Apprendre à mieux regarder – avec son corollaire, mieux écouter, puisque le son, en traversant l’image, la modifie – n’est jamais présenté comme un des fondamentaux de l’éducation. Avec la discrétion de l’évidence, nous confondons voir, qui est organique, et regarder, qui ajoute une intentionnalité, suppose une disponibilité et peut faire l’objet d’une éducation.

Peut-être sommes-nous victimes de la familiarité que les enfants manifestent avec le monde du visuel [1]. Certes, les jeunes sont à l’aise avec les images, souvent plus que les adultes, peut-être parce qu’ils en jouent davantage ; cela ne veut pas dire qu’ils en maîtrisent la lecture.

Un enseignant qui s’est attaché à pratiquer l’analyse d’un film, d’un tableau ou d’une photographie de presse sait que l’interprétation qu’en fait un élève peut être biaisée par un horizon d’attente sans rapport avec le document, par un moment d’inattention ou une difficulté de compréhension, exactement comme dans la lecture d’un texte. La seule perception du dénoté peut donc être source d’erreur, avant même les chausse-trappes du second degré, de l’ironie ou de la torsion d’une argumentation, comme cela se passe aussi pour un texte. En revanche, ceux qui ont travaillé avec les lycéens des options cinéma, les professeurs des écoles qui ont œuvré à ce que les enfants s’approprient le film qu’ils ont vu en commun, les exploitants de salle et les intervenants professionnels qui les ont accompagnés, ceux qui ont partagé les initiatives du Centre de liaison de l’enseignement et des médias d’information (Clemi) sur une lecture approfondie du monde des medias, tous témoignent de la rapidité avec laquelle le regard des élèves gagne en acuité quand ils le travaillent.

Mais peu nombreux sont ceux qui vivent cette expérience pédagogique, parce que la cinéphilie se fait moins vive depuis au moins deux décennies et, avec elle, l’auto-formation d’une frange d’enseignants militants sur le sujet, mais surtout parce que la culture visuelle ne trouve pas sa place dans la formation initiale des personnels de l’Éducation nationale.

Technique et idéologie

Avec la technique numérique, nous sommes entrés dans l’ère du soupçon. Comme le disait, dès 1997, le spécialiste des effets spéciaux Christian Guillon, grâce aux images de synthèse, « dorénavant, l’image est la matière première de l’image ». Autant dire que le réel recule d’un cran et que l’opacité se fait plus grande. Sauf que tout porte à croire l’inverse. Comme ce type d’images est hyperréaliste et le trucage généralisé, il est aussi facile de douter de l’image que de la prendre pour argent comptant. C’est ainsi qu’idéologie et technique interfèrent entre elles[2]. Par ailleurs, l’explosion de la production et des canaux de diffusion inquiète.

Alors il faut revenir au quotidien des jeunes, à leur immersion dans un flux d’images qui leur parviennent par des dispositifs que les adultes fréquentent moins, sous-estimant leur puissance. « YouTube est mon principal concurrent », disait très justement Guillaume Bachy, l’exploitant d’une salle d’art et d’essai de Créteil engagé dans l’éducation à l’image du jeune public. Des enseignants pourraient tenir le même propos. Le cap du milliard de vidéos a été atteint sur YouTube en 2017 et, en 2019, cinq cents heures de vidéo sont postées par minute ; chaque jour, les utilisateurs passent plus d’un milliard d’heures à les regarder et le nombre d’heures de visionnage mensuel augmente de 50 % chaque année. En face, le ministère de l’Éducation nationale en recommande trois cent cinquante comme ressources pédagogiques[3].

Cela étant, l’arrivée du numérique a eu des conséquences heureuses, en particulier la facilité de fabrication d’images amateur, leur mise à disposition et leur partage instantanés qui permettent aussi d’en faire un outil créatif[4]. Mais le problème posé par cette omniprésence et ce volume du visuel est bien réel. Comme le marché cinématographique, qui n’incite pas à se tourner vers des films exigeants, la structure même des plateformes invite à une consommation non maîtrisée. Il faut avoir à l’esprit qu’une vidéo vue mille fois rapporte dix dollars en revenus publicitaires.

Aujourd’hui, l’éducation des jeunes se fait dans une société qui, à se diffracter en une myriade de croyances, devient illisible. L’hypertrophie du présent, la dévaluation du passé, un avenir devenu non désirable, une perception horizontale du savoir favorisée par la structure d’Internet où toutes les informations arrivent sans hiérarchisation, la fragmentation des savoirs : à des dosages différents, ces éléments entrent dans la culture des jeunes, surtout lorsque leur milieu familial ne leur offre que ce que le marché propose (impose ?). Doute généralisé et croyance irréfragable peuvent cohabiter, préparant le terrain à la désinformation, voire aux croyances les plus extrêmes. Pourtant, lorsque les jeunes sont accompagnés, ils peuvent avoir un rapport actif, non dépendant, à l’outil Internet.

Comme le texte, l’image mérite une lecture attentive, approfondie, que ne favorisent ni l’accélération du tempo de montage héritée des blockbusters américains des années 2000 et largement intensifiée depuis, ni le multi-écran, ni les techniques d’addiction narrative qui se développent des mauvais jeux vidéo aux séries industrielles. Ces nouvelles pratiques contribuent largement à faire apparaître cette « civilisation du poisson rouge » dont parle Bruno Patino, selon qui les millenials ne disposent que de neuf secondes d’attention, « car les utilisateurs sont impatients: 30% d’entre eux n’attendent pas la quatrième seconde d’une vidéo Facebook pour la quitter, déjà sollicités par d’autres alertes, d’autres liens, d’autres “pushs” [5] ». Ce piratage du cerveau (brain hacking) vise la dépendance, pour des raisons qui vont de l’intérêt commercial à la propagande idéologique. Autant dire que ce type de braquage favorise une modification des régimes de croyance et, par exemple, l’efflorescence des théories du complot dans les cours de récréation.

Suspendre le sens

Les jeunes voient très tôt toutes les images, y compris celles dont nous pensons qu’ils ne sont pas destinataires (le porno et les images de terreur[6]), sur Internet et par différents canaux plus ou moins illégaux. Il est urgent de mesurer le rapport que les enfants et les jeunes en âge scolaire entretiennent avec les images – plutôt que le regretter et le condamner, ce qui est insuffisant. Il est tout aussi urgent de développer une action concertée que des enseignants engagent déjà dans leur pratique, surtout sur la base du volontariat, ou que des circulaires ministérielles encouragent de manière ponctuelle.

Le développement du complotisme souligne la gravité et l’urgence de la situation. En s’appuyant sur « la démultiplication d’arguments hétéroclites, créant à la fois un effet d’accumulation et un obstacle à la contradiction[7] », les théories du complot présentent une façade apparemment inattaquable, puisque tout argument opposable est d’emblée disqualifié. La lutte frontale est difficile. Elle requiert autant l’analyse textuelle que visuelle, donc le secours de l’École, pour lutter contre la dissonance cognitive et s’accoutumer, comme le disait Roland Barthes, à « suspendre le sens[8] ». Mais, face à ces signaux qui devraient nous alerter, l’institution scolaire se concentre sur le seul – et indispensable – sauvetage de la lecture textuelle.

Or, depuis presque trente ans, un savoir pédagogique considérable est accumulé par les initiatives disparates d’éducation à l’image, qu’elle soit fixe ou animée, à la photographie ou au reportage de presse[9], jusqu’à la peinture[10]. Ces opérations sont particulièrement réussies lorsqu’elles émanent de manière conjointe du monde de l’éducation et du monde de la culture, quand ce n’est pas des deux ministères concernés et du Centre national de la cinématographie (Cnc) : le monde de l’enseignement ­s’enrichit de l’altérité. Mais c’est dans le domaine du cinéma que ces initiatives, le plus souvent menées sur la base du volontariat des enseignants, ont pris le plus d’ampleur, peut-être parce qu’elles étaient soutenues par l’industrie cinématographique, inquiète de voir la fréquentation des salles baisser et soucieuse de former un autre public. École et cinéma[11], Collège au cinéma, Lycéens et apprentis au cinéma, Passeurs d’images, ainsi que les enseignements optionnels en lycée, les spécialités universitaires, théoriques, pratiques ou didactiques, les écoles professionnelles comme la Fémis ou Louis-­Lumière touchent le jeune public, de la maternelle à l’université.

On sait aider à se défaire de la sidération visuelle pour passer à l’appropriation par le jugement.

Ainsi, on sait aider à se défaire de la sidération visuelle pour passer à l’appropriation par le jugement. On sait aider à mesurer l’écart dans lequel naît le sens. On sait conduire à l’idée que les faits ont des causes, voire que de la recherche de ces causes peut naître l’action. On sait comment le fait de se trouver devant un ensemble fermé, un tableau, une photographie, un film, une série, peut aider à lutter contre la fragmentation dans laquelle se dissout le sens – à se sentir un dans le monde.

Ces savoirs restent pourtant dispersés et peu transmis, faute d’être inclus dans la formation initiale des enseignants de manière systématique. Dans les écoles de formation des maîtres, un futur professeur des écoles reçoit au mieux une quinzaine d’heures de formation dans l’année sur ce sujet, en moyenne trois, soit une après-midi. Quant aux professeurs des écoles en exercice, ils voient leurs dix-huit heures de formation continue annuelle divisées en deux : neuf pour les mathématiques, neuf pour le français. Par décision ministérielle. Tout au plus certains inspecteurs acceptent-ils de glisser quelques heures d’analyse de l’image dans les programmes de formation à l’apprentissage de la lecture. Il en ira ainsi tant que la lecture de l’image ne sera pas reconnue comme aussi fondamentale que celle du texte.

Imaginons que, dans un monde meilleur, le fait de regarder soit conçu comme essentiel à l’éducation des Émile d’aujourd’hui. On pourrait, en commençant par la formation de tous les enseignants du primaire, intensifier la capacité des enfants à ne plus simplement voir les images, mais à les regarder, c’est-à-dire entrer dans l’intentionnalité face à ce qui fait d’eux les destinataires de ces images.

N’est-ce pas précisément ce que l’apprentissage de la lecture tend à faire ? Le linguiste Alain Bentolila le formulait ainsi : « Les enfants doivent d’abord percevoir pourquoi il est important d’utiliser les mots et les sons avec précision pour se faire comprendre, ils doivent avoir la chance de jouer avec, pour comprendre comment un mot qu’on enlève ou qu’on ajoute change le sens du monde[12]. » On peut rigoureusement affirmer la même chose pour l’image. Un enfant qui a l’occasion d’ajouter ou de soustraire un plan lors d’un exercice à base d’images fixes saisit cette modification du sens, surtout s’il est accompagné par un enseignant formé.

Comme le disait Georges Didi-Huberman à la suite de Sartre, une image n’est pas une chose, mais un acte. En saisir les modalités de fabrication permet d’accéder au sens, puisque lire, que ce soit un texte ou une image, n’est pas seulement déchiffrer, mais comprendre, grâce à l’intellection et à la pensée sensible mêlées. Mais comme l’émotion peut être un vecteur qui nous conduit aussi bien vers le sens que vers l’erreur, s’intéresser aux non-dits, aux interstices, interroger les contradictions qui parfois traversent le texte et l’image lorsqu’ils sont conjoints, est précieux. Lire, c’est alors se préparer à mettre des émotions ou des connaissances en mots et à s’approprier une construction psychique et sociale, c’est accéder au sens et être en mesure de l’interroger.

Rendre lisible le chaos du monde

Souvent, on pense que le premier objectif est de démontrer combien certaines images sont nocives. Alors on en préconise le « décryptage », autant dire l’autopsie. Cela peut être utile, en particulier lorsque l’on s’intéresse à celles qui transitent par les médias, mais l’appliquer aux autres images (relevant de l’art notamment) procède d’un point de départ par trop négatif. Or il est difficile d’être convaincant si l’on tente de bâtir contre le désir d’autrui. Et cela reviendrait à se priver d’un des aiguillons pédagogiques les plus efficaces, le plaisir.

En 2017, une classe de Réseau d’éducation prioritaire à Angers visionne le film Wadjda d’Haifaa al-Mansour (2012, Arabie saoudite/Allemagne), qui suit l’obstination d’une enfant pour obtenir un vélo, ce qui est fortement déconseillé aux membres du genre féminin dans l’Arabie saoudite wahhabite (elles pourraient perdre leur virginité). Une petite écolière remarque un élément qui n’a aucun rapport avec le cœur de l’intrigue : elle repère une affiche placée à l’arrière d’un autocar qui passe, sur laquelle un homme apparemment puissant, souriant, lève la main pour saluer. On ne le reverra plus dans le film. L’enfant pense qu’il souhaite bonne route aux deux héros. En fait, il s’agit d’un hommage rendu par la réalisatrice au monarque Abdallah, qui avait protégé le tournage de ce film supposé sulfureux. C’est parce que le bus est isolé dans un plan apparemment vide qu’il a alerté cette élève qui, ayant déjà vu plusieurs films avec sa classe, sait que l’image est une construction qui procède d’une intentionnalité.

Accorder une vraie attention aux images, c’est, en aidant à rendre lisible le chaos du monde, favoriser la confiance en soi, c’est contribuer à ouvrir le champ du symbolique et permettre un accès différent au réel immédiat, encourager à fréquenter l’altérité, celle des genres, des cultures, des époques, des modes de pensée, et progressivement apprendre à mettre en doute les évidences. S’interroger sur les intentions qui ont présidé à la fabrication, développer les capacités de notre pensée sensible et les émotions qui l’accompagnent, c’est, paradoxalement, à la fois aiguiser l’esprit critique et développer l’imaginaire, sans forclore la possibilité du plaisir ou de l’ennui – qui reste un droit imprescriptible de l’élève.

La lecture d’une image est composite, interactive avec son horizon ­d’attente (l’histoire, la culture, les expériences d’un sujet) et ses capacités d’empathie – qui ne pousse pas à la fusion avec l’autre, mais, en provoquant un pas de côté, permet de comprendre un point de vue autre que le sien. Elle entre dans ce que la philosophe américaine Martha Nussbaum appelle « les émotions démocratiques[13] ».

Sans se livrer à l’opération rassurante du « décryptage » des images qui, sous couvert de fausse scientificité, fait aborder leur lecture avec un a priori négatif hérité de siècles de résurgences iconoclastes, on a tout à gagner à une pédagogie constructive. Ce point de vue bienveillant offre l’avantage de ne pas s’inscrire contre les affects, les convictions et le plaisir de ceux à qui l’on enseigne, et sait faire sa place à l’analyse de l’erreur et aussi au détour. À voir, avec sa classe de collège et en salle, le film de Gurinder Chadha, Joue-la comme Beckham (2002), qui n’est certes pas un chef-d’œuvre mais un joli conte qui met en scène le conflit culturel déchirant une famille sikh à Londres, on peut aider à penser la coexistence de plusieurs communautés dans une mégapole contemporaine. Avec plus d’ambition esthétique, on peut faire de même avec la séquence de West Side Story de Robert Wise (1961) où garçons et filles de Porto-Rico s’affrontent sur leur amour ou leur rejet de l’Amérique. La construction de parallèles peut rendre apparents les biais cognitifs et favoriser l’émergence d’une pensée contre-intuitive. La lecture attentive d’images peut aussi se centrer sur les signaux faibles, les hors-champs, les non-dits ou, comme le recommandait Alain Bergala, sur la recherche des possibles qui auraient pu modifier cette image mais n’ont pas été retenus. Les méthodes existent : contextualisation, mise en corrélation, comparaison. Elles ont fait leurs preuves. Dans les années 1970, l’Association française des enseignants de français a élaboré une façon d’organiser des fragments de texte littéraire en étoilement autour d’une œuvre complète. La plateforme numérique Nanouk, imaginée par l’association Enfants de cinéma, a repris ce travail à partir de séquences : les enfants peuvent réfléchir, s’amuser avec des rapprochements qui construisent un sens inattendu. De plus, il est fructueux de passer d’un tissu à l’autre, comme on le fait en primaire, en utilisant indifféremment dans la même séquence albums et textes. La transversalité, le lien entre culture visuelle et textuelle ne peut qu’enrichir la sensibilité, la réflexion, l’imaginaire et la capacité d’argumentation des élèves.

Après, on peut discuter. Que vaut-il mieux pour ce groupe précis : passer du temps sur l’image de presse montrant un père et son enfant noyés en voulant rejoindre les États-Unis en 2019, une photographie de Dorothea Lange prise pendant la crise de 1929, un album illustré par Claude Ponti, ou un film des frères Lumière et puis demander aux enfants de produire à leur tour des « minutes Lumière » avec des téléphones portables ? L’exercice a été repris avec succès jusqu’à la première année de la Fémis : il demande d’agir et de réfléchir en commun aux choix qui ont été faits. Lire, c’est aussi mettre des mots sur des perceptions, et puis écrire ou fabriquer d’autres images.

Décider que le fait d’apprendre à mieux regarder est un fondamental de l’éducation – et donc d’y former les enseignants – contribuerait non seulement à développer cet esprit critique tant souhaité, mais aussi à favoriser l’émancipation des élèves, tout aussi désirable.

En 2007, aux Rencontres nationales des Enfants de cinéma autour du dispositif École et cinéma, le philologue et historien de la philosophie Heinz Wismann parlait des mérites pédagogiques de l’herméneutique. Il faut, disait-il, « réfléchir à une conception élargie du langage. À savoir que le langage n’est pas seulement le langage verbal ». Rohmer affirmait que le cinéma ne dit pas autrement les choses, mais qu’il dit autre chose. C’est ce que constatait à sa manière le père de la théorie mathématique des catastrophes, René Thom : « Quand Jean-Luc Godard est venu me filmer à mon institut, je m’attendais à être traité selon l’hagiographie traditionnellement en usage à l’égard des célébrités de la science. Il n’en fut rien et je fus fort déconcerté: les questions posées étaient d’une grande platitude et ne prêtaient à aucun développement. […] J’eus enfin l’occasion de visionner René. Ce fut pour découvrir, sous un habillage irrévérencieux et souvent étonnant, une sorte de fidélité profonde à ce qui aurait pu être mon message[14]. »

Il est primordial aujourd’hui de reconsidérer la place de l’image, de l’éducation du regard qu’il convient d’offrir aux jeunes en âge scolaire : quand les chercheurs, voire ceux qui ont imaginé les processus moteurs des plateformes[15] nous alertent sur les conséquences négatives de leur utilisation, on est en droit de penser que le retour en arrière n’est pas envisageable. Il faut donc agir.

On peut apprendre à « suspendre le sens » sans empêcher le plaisir, au contraire : les militants de l’éducation à l’image peuvent témoigner que les élèves en difficulté scolaire bénéficient de toute transmission sur ce plan. On peut alors tenter un pari : et si apprendre à regarder de beaux tableaux, des photographies construites, des films et des séries de qualité aidait à rendre le regard plus vif ? Et si cette habitude de l’analyse de belles œuvres, non seulement intensifiait le plaisir, mais générait cette confiance qui fait prendre de la distance avec d’autres images, celles qui nient l’humain compassionnel, intelligent, digne, en nous ?

 

[1] - Serge Daney désignait ainsi le flux d’images télévisées dans lequel nous ne voyons rien et que nous ne faisons que visualiser, puisque « le caméraman filme le pape comme il filmerait un extincteur ». Voir Serge Daney, «  La parole du zappeur. Entretien avec Brigitte Le Grignou  », Quaderni, n° 8, 1989, p. 87-89.

[2] - Voir la série d’articles de Jean-Louis Comolli, «  Technique et idéologie  », Cahiers du cinéma (1971-1972), repris dans Cinéma contre spectacle, Lagrasse, Verdier, 2009.

[3] - www.webrankinfo.com, juillet 2019.

[4] - Benoît Labourdette explique avec justesse comment smartphones et plateformes numériques ont démocratisé les capacités d’enregistrer et de diffuser ces images lors d’ateliers de réalisation : « Les films auront été faits non pas simplement pour des raisons identitaires, mais pour apporter quelque chose à un autre que soi, hors de sa communauté restreinte. Le langage des images aura été mis en forme, il aura travaillé. » Voir Benoît Labourdette, «  Des vies en images  », Esprit, juin 2016, p. 98. Voir aussi l’article de Nicolas Léger, ici p. 59.

[5] - Bruno Patino, La Civilisation du poisson rouge. Petit traité sur le marché de l’attention, Paris, Grasset, 2019, p. 87.

[6] - Arnaud Desplechin affirmait, à propos d’images de propagande par la terreur diffusées sur Internet : « Cela se propose comme une image mais c’est un peu le contraire d’une image, puisque je ne suis pas convié à la regarder mais à en être terrifié. » Autant dire qu’une image de décapitation est construite pour anesthésier la pitié, exclure la compassion, provoquer la sidération, donc la passivité, et ainsi nier l’humain en l’autre. «  Voir sans avoir vu. Entretien avec Arnaud Desplechin  », Esprit, juin 2016, p. 79.

[7] - Aurélie Ledoux, «  Doute conspirationniste et regard critique. Entretien  », Esprit, novembre 2015, p. 13. Voir l’ensemble de ce dossier consacré à « la passion du complot ».

[8] - Roland Barthes, Sur le cinéma, dans Œuvres complètes, t. II, 1962-1967, Paris, Seuil, p. 262.

[9] - On pense aux travaux conjoints d’EducArte et du Clemi, ou aux expériences sonores menées par des professionnels volontaires de France Inter dans l’opération «  ClassInter  » en direction de collégiens et de lycéens.

[10] - Voir la contribution d’Anne Lafont, ici p. 92.

[11] - Jusqu’au 1er janvier 2019, ce dispositif a été mis en œuvre par l’association Les Enfants de cinéma. Depuis, à la suite d’un appel à initiatives lancé par le Cnc, il est sous la responsabilité d’une autre association, Passeurs d’images, créée en 2018 et chargée de gérer École et cinéma, Collège au cinéma, l’ancien dispositif Passeurs d’images ainsi que de coordonner d’autres structures associatives d’éducation à l’image.

[12] - Cité dans Violaine Morin, «  De nouvelles exigences pour l’école maternelle  », Le Monde, 31 mai 2019.

[13] - Voir Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du xxiesiècle?, trad. par Solange Chavel, Paris, Climats, 2011 et Carole Desbarats, «  L’éducation artistique et les émotions démocratiques  », Esprit, décembre 2012.

[14] - Cité dans Carole Desbarats et Jean-Paul Gorce, L’Effet Godard, Paris, Milan, 1985, p. 127.

[15] - Cela va, par exemple, de Tim Berners-Lee, considéré comme le père d’Internet, des anciens cadres de Facebook Sean Parker et Justin Rosenstein, qui a imaginé le like, à ceux qui ont sincèrement cru à l’utopie d’Internet et avouent aujourd’hui avec honnêteté leur inquiétude, comme le directeur éditorial d’Arte, Bruno Patino.

Carole Desbarats

Pour avoir accompagné plusieurs générations d'étudiants à la Femis, Carole Desbarats s'intéresse à tous les aspects du cinéma, de son économie à son esthétique. Elle s'interroge aussi sur les responsabilités de la transmission, dans l'école et en dehors de l'école, notamment à travers l'association "Les Enfants du cinéma". Voir et comprendre le cinéma, ce n'est pas pour elle un exercice de…

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Le dossier, coordonné par Anne-Lorraine Bujon et Isabelle de Mecquenem, remet le sens de l’école sur le métier. Il souligne les paradoxes de « l’école de la confiance », rappelle l’universalité de l’aventure du sens, insiste sur la mutation numérique, les images et les génocides comme nouveaux objets d’apprentissage, et donne la parole aux enseignants. À lire aussi dans ce numéro : un inédit de Paul Ricœur sur la fin du théologico-politique, un article sur les restes humains en archéologie et un plaidoyer pour une histoire universaliste.