
Cannabis : reprendre le contrôle
Pour lutter contre le trafic de cannabis et prévenir les effets nocifs de la consommation en matière de santé publique, l'Etat français a depuis longtemps opté pour la solution du tout répressif. Or celle-ci n'atteint que partiellement ses objectifs et tendrait même à avantager les trafiquants en faisant grimper les prix du produit. L'analyse statistique montre que d'autres stratégies, moins coûteuses et plus efficaces, peuvent être envisagées.
Moins addictif que le tabac ou l’alcool, l’usage récréatif du cannabis est néanmoins dangereux pour la santé, à coup sûr pour les jeunes : y a-t-il un moyen plus efficace d’en contrôler la consommation ? Sa distribution est dangereuse pour l'ordre public : y a-t-il un moyen de faire que cette consommation ne profite pas aux trafiquants ? Les économistes se sont emparés de cette double question. Pour la France, un rapport de 2019 du Centre d’analyse économique fait une bonne synthèse de la question1. Le corps politique ne l’a pas lu, ou n’a pas voulu le lire.
Il est commode d’aller au cœur de l’argument économique par une série de simples graphiques. Bien que sommaires, ils aident à bien évaluer les principaux instruments de politique publique à disposition des autorités pour limiter la consommation de cannabis et les dommages de santé qu’elle entraîne. Ces instruments sont la répression, utilisée aujourd’hui par la France qui criminalise la distribution et la consommation, la sensibilisation, notamment de la jeunesse, mise en œuvre par la plupart des pays, et la prise en main du marché par les autorités publiques, sur un mode analogue à ce qui est fait pour le tabac et que certains pays, comme le Canada, l’Uruguay ou certains États fédérés des Etats-Unis, expérimentent aujourd’hui.
Quand la demande rencontre l’offre
Bien qu’illicites, la distribution et la consommation de cannabis obéissent largement aux règles habituelles d’un marché. Il y a en particulier une offre tenue aujourd’hui par les réseaux mafieux qui, entre autres, dépend du prix : plus celui-ci est élevé, plus il est payant de se faire revendeur et d’affronter les risques élevés qui accompagnent cette activité (voir la croissance de la courbe bleue sur le graphique n° 1). De même, la demande de cannabis (courbe orange) dépend, entre autres, du prix : à qualité et teneur en THC données, plus le cannabis est cher, moins le consommateur en achètera, même si l’effet addictif du cannabis rend la consommation moins sensible au prix que d’autres biens récréatifs.
L’équilibre du marché s’obtient quand la demande rencontre l’offre. Ici, au point E1 du graphique, le prix d’équilibre est de 6 € le gramme et la demande de 300 tonnes, ce qui correspond à l’estimation du prix moyen et du volume consommé en France2. Le revenu des trafiquants s’élève donc approximativement à 1, 8 milliards d’euros (le prix par la quantité, soit la zone en jaune du graphique), ce qui correspond aussi au budget que les amateurs de cannabis, surtout les jeunes, consacrent à leur consommation, en toute illégalité et hors toute fiscalité.
Un renfort de police
Imaginons alors un renfort des forces de police et de justice s’attaquant aux réseaux de trafiquants. Le graphique n° 2 donne une image assez réaliste de ce qui va se passer. La répression accrue implique une hausse du risque pour les trafiquants : à quantité vendue identique, ils voudront recevoir un prix plus élevé, ou encore, à prix donné du cannabis, le trafiquant en vendra moins parce que le jeu n’en vaut plus la chandelle (déplacement de la courbe bleue vers la gauche). Si, par exemple, le prix devait rester de 6 €, beaucoup de trafiquants quitteraient le marché et les ventes tomberaient à, disons, 100 tonnes. La courbe de demande reste, quant à elle, inchangée, si on suppose que la politique répressive ne cible pas davantage l’acte de consommation. L’offre rencontre donc la demande au prix sur le point E2 du graphique qui, par exemple, fera passer le prix à 8 € pour une consommation réduite à 250 tonnes.
On constate d’abord une baisse de la consommation de 300 à 250 tonnes : l’objectif de santé publique est à ce titre en partie atteint. En revanche, la hausse de prix est relativement plus forte que la baisse de la consommation, puisque celui-ci passe de 6 à 8 €, en raison de la relative insensibilité de la demande à la hausse de prix. Le revenu des trafiquants passe donc de 1, 8 à 2 milliards d’euros. Une politique uniquement répressive atteint son but en matière de réduction de la consommation, mais risque de ne pas affecter le revenu des trafiquants, voire de l’augmenter.
Et cette politique est coûteuse. On estime aujourd’hui que le coût en France de la répression est de l’ordre de 600 millions d’euros s’agissant des forces de police, et atteint 900 millions d’euros si on ajoute les coûts du système judiciaire et carcéral. L’État investit, certes vertueusement du point de vue de la santé publique, mais avec un coût très élevé qui enrichit les trafiquants et distrait les forces de police d’autres affectations.
Des actions de sensibilisation
La sensibilisation de la jeunesse sur les dommages de santé et de sécurité est moins coûteuse. Le graphique n° 3 montre que, si les jeunes répondent positivement à l’effort d’éducation, la sensibilisation serait de loin la meilleure politique. C’est sur la courbe de demande que porte l’effort : on cherche à persuader les jeunes de moins consommer, tout simplement. Si les arguments sont écoutés, les jeunes réduisent leur consommation, mais celle-ci reste bien sûr sensible au prix (déplacement de la courbe orange vers la gauche). On observe, sur le nouvel équilibre E3, à la fois une baisse de prix (les consommateurs étant plus réticents) et une baisse de la demande. Le nouveau revenu brut des trafiquants s’établit à 1, 25 milliards d’euros.
Cela fait des années que des actions de sensibilisation sont conduites sans avoir, selon les statistiques tant policières que d’enquêtes, un effet significatif sur la demande. Il y a dans la consommation des jeunes et des moins jeunes un facteur d’identification et de distinction par rapport aux normes en vigueur qui les rend peu sensibles au discours de modération, voire qui les pousse à la réaction inverse.
Un monopole public
C’est alors que les économistes suggèrent ce qu’on appelle improprement une « libéralisation », alors qu’elle est à l’inverse une prise en main par les autorités de l’offre du marché, un peu à l’égal de ce qui se fait pour d’autres consommations nocives comme l’alcool, le tabac ou les jeux d’argent. Les pouvoirs publics s’arrogent le monopole de la fourniture de cannabis, en choisissant et contrôlant les lieux d’achat du cannabis ; ils ne criminalisent plus la consommation, tout en continuant, comme pour l’alcool, de l’interdire aux jeunes. Ils peuvent directement fixer le prix de vente ou, comme pour le tabac, fixer une taxe unitaire sur le gramme de cannabis.
C’est ce que représente le graphique n° 4. L’État fixe le prix à 9 €, alors que le prix de marché illicite est à 6 €. Comment réagit le consommateur ? Continue-t-il à s’approvisionner à 6 € sur un marché parallèle douteux et parfois dangereux pour une marchandise à la qualité elle-même douteuse ? Ou préfère-t-il acheter 9 € sur un marché légalisé et sécurisé, sans doute à ce prix en plus grande quantité, en raison d’une sécurité sanitaire et d’un confort incomparable ? Ainsi, la courbe de demande se déplace cette fois-ci vers la droite et le nouvel équilibre du marché, au prix fixé de 9 €, advient pour des ventes de cannabis de 280 tonnes. L’étude citée du Conseil d’analyse économique indique que ce prix de 9 € peut évincer une importante part des ventes illicites. L’État pourrait d’ailleurs commencer par un prix plus bas pour mieux assurer la sortie du gros des trafiquants. Si le prix est trop haut, une certaine contrebande pourra réapparaître, comme c’est le cas pour le tabac. Si le prix est trop bas, on manque l’objectif de réduire la consommation de cannabis.
Le graphique n° 4 montre une légère réduction de la consommation à 280 tonnes, mais la question reste ouverte, faute de données issues de l’expérience, de savoir s’il y aura une baisse ou une légère hausse. La réponse tient probablement au montant d’effort répressif qui se maintiendra sur le trafic résiduel. Il reste donc des sujets importants d’ajustement dans toute politique de décriminalisation contrôlée de la consommation. Mais un argument de poids tien au revenu brut (c’est-à-dire avant les coûts rattachés) qui va dans les caisses de l’État et qui échappe aux malfrats : si l’on en croit le graphique, il s’élève à plus de 2, 5 milliards d’euros.
Il y a en outre un effet favorable à cette asphyxie des trafiquants. Ces derniers jouissent en effet de ce qu’on peut appeler des synergies de distribution : ils se servent de leurs réseaux bien implantés pour distribuer d’autres produits autrement dangereux pour la santé. Le cannabis est même pour eux un produit d’appel vers des drogues plus dures. C’est d’autant plus regrettable que les études épidémiologiques montrent en général que l’addiction au cannabis n’est pas en soi un marchepied vers des addictions plus fortes et plus dangereuses3.
Reste toujours, et légitimement, une vraie réticence chez beaucoup à ce que l’État, prenant en main cette distribution, confie à des mécanismes de marché, même étroitement contrôlés, la fourniture de produits dangereux. Tout ne peut être vendu, dira-t-on, et l’État n’a pas vocation à se substituer aux trafiquants. Ce à quoi l’on peut répondre, d’abord, qu’il faut distinguer un marché illicite et un marché répugnant, comme pourrait l’être un marché du droit de vote, un trafic d’esclaves ou d’organes. Vendre de façon contrôlée du tabac ou du cannabis n’est pas de même nature. Ensuite, personne, sauf quelques esprits égarés, iraient penser qu’une distribution analogue à celle du tabac conviendrait à une drogue comme l’héroïne ou certains nouveaux produits de synthèse, beaucoup plus dangereux. Les Chinois en ont su quelque chose au xixe siècle, après avoir perdu les guerres de l’opium face aux marchands anglais aidés par l’armée britannique. Les Américains aussi, qui ont expérimenté récemment un marché quasi ouvert des opioïdes, en raison d’une déviance complète du système sanitaire et de conduites criminelles de certains groupes pharmaceutiques. Après tout, le cannabis reste, si les jeunes s’en tiennent à l’écart, peu dangereux et peu addictif, et ne peut donc être mis dans le même sac.
- 1. Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard, « Cannabis : comment reprendre le contrôle ? » [en ligne], Les notes du Conseil d’analyse économique, n° 52, juin 2019.
- 2. Pierre Kopp, « Le coût social des drogues en France » [en ligne], Note de l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, n° 2015-04, 10 septembre 2015.
- 3. Sur cette question, voir le rapport de l'INSERM, « Cannabis : Quels effets sur le comportement et la santé ? », Les éditions de l'INSERM, 2004.