Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

 Manifestation devant le Capitole à Washington DC, en mars 2021 - Gayatri Malhotra / Unsplash
Manifestation devant le Capitole à Washington DC, en mars 2021 - Gayatri Malhotra / Unsplash
Dans le même numéro

États-Unis : l’avortement et le droit des États

Le renversement de l’arrêt « Roe vs Wade » par la Cour suprême des États-Unis incarne un tournant juridique majeur et inquiétant, non seulement pour la santé des femmes, mais aussi pour celle de la démocratie américaine. Il aggrave le mouvement d’abandon des droits fondamentaux à la sensibilité politique des États fédérés, et donc l’établissement d’une constitution à géométrie variable.

Début mai, une opinion de Samuel Alito, juge de la Cour suprême, est révélée par la presse, indiquant qu’en toute probabilité, la Cour est sur le point de renverser l’arrêt « Roe vs Wade », la décision qui, depuis 1973, reconnaît un droit constitutionnel à l’avortement jusqu’à la fin du premier trimestre de grossesse. Cet événement constitue un tournant à plusieurs égards. En premier lieu, si cette opinion est soutenue par une majorité de la Cour (six des neuf juges sont des conservateurs nommés par des présidents républicains), des millions de femmes se retrouveront, du jour au lendemain, dépourvues du droit de se faire avorter, certains États ayant déjà adopté des lois criminalisant cette procédure, qui entreront en vigueur dès le renversement de « Roe vs Wade ». En second lieu, cette décision risque d’accentuer l’une des dynamiques les plus néfastes de la culture politique américaine : la détermination des droits fondamentaux par les États fédérés plutôt que par une instance nationale. La décision à venir de la Cour constituera un nouvel épisode des controverses relatives au fédéralisme, qui est à la fois une cause et un enjeu des divisions politiques minant la démocratie américaine.

Contre l’activisme judiciaire

Depuis des décennies, les conservateurs se plaignent de « Roe vs Wade ». Certes, la droite religieuse condamne la décision sur le plan moral. Mais, en parallèle, des juristes conservateurs dénoncent « Roe vs Wade » comme une décision bâclée, peu convaincante et péremptoire. L’opinion d’Alito est l’aboutissement de ces griefs. Le cas précis sur lequel Alito se prononce, « Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization », concerne une loi adoptée par l’État du Mississippi qui interdit certaines formes d’avortement, même avant la « viabilité » du fœtus. Placé devant un cas qui contredit directement « Roe vs Wade », Alito refuse de confirmer la décision. Son renversement ne reviendrait pas à interdire l’avortement, mais à ne plus considérer le droit à l’avortement comme étant garanti par la Constitution fédérale.

L’opinion d’Alito exprime une frustration évidente avec « Roe vs Wade ». Selon le juge, la décision fut un « abus de l’autorité judiciaire », faisant preuve sur certains points d’une « fausseté flagrante », tout en déployant un raisonnement « exceptionnellement faible ». Sa plainte fondamentale concerne l’octroi d’un droit constitutionnel à l’avortement, alors que ni le mot « avortement » ni aucun terme associé n’apparaissent dans la Constitution. La décision assoit ce droit à l’avortement sur un prétendu « droit au respect de la vie privée ». Mais, comme le souligne Alito, ce droit n’est pas non plus explicite dans la Constitution ; il n’est que déduit de certains droits énoncés dans les amendements constitutionnels. Alito se désole de ce manque de rigueur, qui prouve, à ses yeux, que « Roe vs Wade » est le produit d’un arbitraire judiciaire, indifférent à la loi.

Alito reconnaît qu’il existe un autre moyen d’identifier des droits constitutionnels qui ne sont pas précisément nommés : le quatorzième amendement – qui, après la guerre de Sécession, étend les droits constitutionnels aux États afin de protéger les esclaves nouvellement émancipés – déclare qu’aucun État « ne privera une personne […] de sa liberté […] sans procédure légale régulière ». Comme l’explique Alito, la jurisprudence constitutionnelle peut « trouver » des droits non explicités dans cette définition générale de la liberté si et seulement si l’on peut démontrer que ces droits sont enracinés dans l’histoire et qu’ils ont été reconnus au moment de l’adoption de cet amendement en 1868. Or, selon le juge, l’avortement ne satisfait aucune de ces conditions. Textes à l’appui, il montre que, loin d’être considéré comme une liberté, l’avortement, surtout après les premiers signes de vitalité fœtale, a été condamné par le droit commun anglais, et qu’au moment de l’adoption du quatorzième amendement, pas moins des trois quarts des États criminalisaient l’avortement tout au long de la grossesse.

L’opinion d’Alito est moins un cri de cœur religieux contre l’idéologie progressiste qu’un règlement de compte avec l’activisme judiciaire.

Ainsi, l’opinion d’Alito est moins un cri de cœur religieux contre l’idéologie progressiste qu’un règlement de compte avec ce que les conservateurs considèrent comme la principale méthode employée par les libéraux (au sens américain) depuis plus d’un demi-siècle : l’« activisme judiciaire ». Comme le droit à l’avortement, les grands progrès dans les droits civiques (en partie) et autres droits sociétaux (notamment le mariage homosexuel) sont l’œuvre de décisions judiciaires qui reposent souvent sur une conception assez souple de la Constitution, plutôt que de lois votées par des législateurs élus. Citant Byron White, l’un des juges qui s’était opposé à « Roe vs Wade », Alito soutient que cette décision ne fut qu’un « exercice de pouvoir judiciaire brut ». L’avortement est une grande question morale qui, selon lui, doit être réglée par le processus démocratique, sans recours à cet artifice qui consiste à imaginer des droits non explicités dans le texte constitutionnel. « Il est temps, conclut Alito, de prendre au sérieux la Constitution et de rendre la question de l’avortement aux représentants élus du peuple. »

Les laboratoires de la démocratie

Si le renversement de « Roe vs Wade » est inquiétant pour la santé et la qualité de vie de millions de femmes, il est aussi dangereux pour la santé et la qualité de la démocratie américaine. Les conservateurs insistent sur la souveraineté populaire, mais l’associent systématiquement aux « droits des États ». Bien que ces droits soient profondément enracinés dans la culture politique et juridique états-unienne, ils ont toujours été au cœur des dysfonctionnements de la démocratie américaine. Ainsi, le conflit autour de l’esclavage, qui a abouti à la guerre de Sécession, a pris la forme d’une querelle concernant le droit des États de déterminer s’ils seraient esclavagistes ou non. À peine la décision « Roe vs Wade » renversée, le pays se divisera entre les États où l’avortement sera légal et ceux où il sera interdit. Cette situation ne risque guère de résoudre les tensions suscitées par la question du droit à l’avortement. Certains États envisagent des « lois extraterritoriales », qui pénaliseraient, pour une personne résidant dans un État où l’avortement est interdit, le fait de se faire avorter dans un État où l’avortement est légal. Ces actions rappellent la controverse autour des esclaves fugitifs avant la guerre de Sécession (un esclave s’échappant vers un État libre devait-il être ramené dans un État esclavagiste ?).

La carte des États prêts à interdire l’avortement après le renversement de « Roe vs Wade » est on ne peut plus familière : à quelques exceptions près, il s’agit des mêmes États – du Sud, de l’Ouest (côte Pacifique exceptée), parfois du Midwest – qui, toujours au nom du « droit des États », avaient interdit le mariage homosexuel (avant sa légalisation par la Cour suprême en 2015), qui dérogent à la législation fédérale sur la syndicalisation et qui ont les lois les moins restrictives en matière de droit au port d’armes. Ces États, très majoritairement républicains, sont souvent relativement peu peuplés, contribuant, grâce à l’organisation du Sénat (deux sénateurs pour chaque État), à l’avantage dont bénéficient les Républicains au Congrès et lors de l’élection présidentielle. La souveraineté des États est ainsi souvent plus robuste que celle de l’État fédéral. Rappelons que, lors des huit scrutins présidentiels depuis 1992, les Républicains n’ont remporté le vote populaire qu’une seule fois (en 2004) alors qu’ils ont gagné trois élections. Pendant longtemps, les Démocrates ont pu contourner ces problèmes en utilisant leur puissance au niveau fédéral pour s’assurer que le système judiciaire partageait leurs valeurs. Mais, surtout à cause du mandat de Trump, les Républicains ont pu lever cet obstacle en s’offrant une majorité à la Cour suprême.

Dans un avenir proche, les Américains vont devoir apprendre à vivre dans un pays dans lequel il existe des lois multiples et contradictoires sur l’avortement. Loin d’encourager la tolérance mutuelle, ces lois et les idéologies qu’elles véhiculent risquent de devenir des points d’accrochage permanents. C’est un lieu commun pour les Américains de dire que les États fédérés sont des « laboratoires de la démocratie ». Dans l’après « Roe vs Wade », ces laboratoires risquent de devenir toxiques…

Michael C. Behrent

Historien américain, spécialisé en histoire de l’Europe contemporaine et notamment en philosophie politique française.

Dans le même numéro

Faire corps

La pandémie a été l’occasion de rééprouver la dimension incarnée de nos existences. L’expérience de la maladie, la perte des liens sensibles et des repères spatio-temporels, le questionnement sur les vaccins, ont redonné son importance à notre corporéité. Ce « retour au corps » est venu amplifier un mouvement plus ancien mais rarement interrogé : l’importance croissante du corps dans la manière dont nous nous rapportons à nous-mêmes comme sujets. Qu’il s’agisse du corps « militant » des végans ou des féministes, du corps « abusé » des victimes de viol ou d’inceste qui accèdent aujourd’hui à la parole, ou du corps « choisi » dont les évolutions en matière de bioéthique nous permettent de disposer selon des modalités profondément renouvelées, ce dossier, coordonné par Anne Dujin, explore les différentes manières dont le corps est investi aujourd’hui comme préoccupation et support d’une expression politique. À lire aussi dans ce numéro : « La guerre en Ukraine, une nouvelle crise nucléaire ? »,   « La construction de la forteresse Russie », « L’Ukraine, sa résistance par la démocratie », « La maladie du monde », et « La poétique des reliques de Michel Deguy ».