
L’Espagne, à la hauteur de l’événement ?
La diffusion rapide du coronavirus a pris l'Espagne de court. Mais le gouvernement et la société s'organisent, entre mesures d'urgences et appels à la responsabilité de chacun.
Il est 20h. Les premiers applaudissements se font entendre dans ma rue madrilène. Ils sont bientôt rejoints par un orchestre de mains qui s’entrechoquent et c’est toute la rue qui applaudit. Ce n’est pas juste cette rue, mais toute l’Espagne qui applaudit. Un voisin se lance dans un morceau de saxophone, un autre le suit à la guitare. Nous sommes le samedi 14 mars. Dans la journée, Pedro Sanchez, président socialiste du gouvernement, a déclaré à l’issue d’un long conseil des ministres « l’état d’alarme » : « El Estado de Alarma ». Disposition exceptionnelle, prise pour la seconde fois seulement depuis le retour de la démocratie, en réaction à une situation exceptionnelle. La veille, les restaurants de Madrid avaient tous été sommés déjà de fermer leurs portes.
Une prise de conscience progressive
Le gouvernement espagnol a mis du temps à prendre conscience de l’épidémie. Officiellement le premier cas recensé sur la péninsule date du 25 février, mais coup de théâtre le 3 mars, les autorités sanitaires se rendent compte qu’une femme est morte du nouveau coronavirus, à Valence, le 13 février. Le virus circulait donc largement sur le territoire.
Le 9 mars, alors que le nombre de cas a triplé en 24h et que la moitié se concentre dans la Communauté de Madrid, celle-ci décide de fermer tous les centres éducatifs à partir du mercredi. Mais très vite, face à une situation qui empire, les centres éducatifs sont fermés dans tout le pays, puis tous les bars, restaurants et discothèques et enfin l’état d’alarme. Ministre de l’égalité, présidente de la communauté de Madrid, épouse de Pedro Sanchez… les cas de coronavirus se multiplient parmi les responsables politiques. Les Espagnols sont priés de rester chez eux et n’ont le droit de sortir que pour faire des courses alimentaires, ou aller à la pharmacie. Pas de footing autorisé.
Les rues de Madrid qui se pensaient loin du coronavirus se vident soudainement. Les Espagnols, peuple dont une large part de l’existence se déroule en terrasse avec quelques tapas, se retrouvent dans une quarantaine presque totale. Dès le premier week-end, ils ne se laissent pas abattre : les balcons se remplissent. Des voisins, un verre à la main, dansent et se déguisent, débattent de la playlist avec les voisins d’en face. Le soleil est là. Les Espagnols sont toujours vivants. Disciplinés, ils restent chez eux. Les hashtags se multiplient sur les réseaux sociaux : #Quedateencase (« Reste chez toi »), #EsteVirusLoparamosunidos (« Ce virus nous l’arrêterons unis).
État d’urgence
Mais la situation continue de s’aggraver et le système de santé est à la peine devant l’afflux de malades et le manque d’équipement. De quelques milliers, les cas officiellement recensés deviennent vite des dizaines de milliers. L’Espagne devient vite le deuxième foyer européen du coronavirus en Europe et dans le monde, dépassant le 25 mars le nombre de morts comptabilisés en Chine.
Grâce aux possibilités ouvertes par l’état d’alarme, des masques sont réquisitionnés à travers l’Espagne dans les usines qui en produisent, les cliniques privées sont aussi intégrées à la lutte publique. Le système de santé, jusqu’ici fortement régionalisé, se centralise, les responsables régionaux se contentant d’appliquer les directives du ministère. Les forces de police municipales et régionales sont placées sous le commandement unique du ministère de l’intérieur. L’armée est déployée dans les rues, chargée de désinfecter de nombreux lieux et s’occupe des livraisons de matériel. Le gouvernement décide de fermer les frontières terrestres. Désormais seuls les Espagnols désirant regagner le territoire et les camions de transport de marchandises sont autorisés à entrer dans le pays. Des hôpitaux de campagne sont mis en place par l’armée, dont le plus important, avec 5 500 lits, se trouve dans trois pavillons du parc des expositions de la capitale, plus habitués à organiser des foires et salons qu’à recevoir des malades. Des hôtels sont également transformés en lieu d’accueil et de traitement pour les patients atteints des symptômes légers.
Le gouvernement de Pedro Sanchez répond aussi à l’interruption de l’activité par des mesures économiques. Avec 200 milliards d’euros, soit environ 20% du PIB espagnol dont 117 milliards venant directement de l’État et le reste des entreprises, le gouvernement entend venir en aide aux entreprises, aux personnes âgées, aux employés contraints au chômage partiel, etc.
Entraide et responsabilité
Puis vint le temps des « casserolades », ces moments de protestation lors desquels de nombreux Espagnols à leur balcon frappent frénétiquement sur leurs casseroles pour signifier leur mécontentement. Le 19 mars d’abord, jour choisi par le roi d’Espagne pour sortir de son silence et s’adresser à la nation. Felipe, visage grave, lance un message d’unité à l’ensemble de la nation. Au même moment, de nombreux Espagnols jouent de leur casserole sur leur balcon, afin de signifier leur mécontentement envers l’ex-roi Juan Carlos, dont les comptes dissimulés en Suisse renferment près de 100 millions d’euros. Un scandale de plus pour l’ancien monarque, qui avait abdiqué en 2014 au profit de son fils pour sauver la monarchie espagnole. Felipe lui a depuis retiré son titre de « roi émérite ». Avec 15 millions d’Espagnols devant leur écran le 19 mars, ce discours est cependant devenu le discours le plus suivi du roi Felipe.
Puis ce fut au tour du président du gouvernement, Pedro Sanchez, d’avoir le droit à son concert de casseroles. Alors que l’épidémie progresse inexorablement sur le territoire, de plus en plus d’Espagnols reprochent au gouvernement son manque de réactivité au début de l’épidémie. Un épisode revient souvent : les manifestations monstres lors de la journée pour le droit des femmes. Le cortège de Madrid, où figuraient de nombreuses responsables politiques diagnostiquées positives au coronavirus par la suite, avait alors réuni près de 150 000 personnes. Passé le choc, les critiques s’élèvent.
Néanmoins, les Ibères font preuve d’une impressionnante solidarité. Les couleurs politiques s’effacent derrière le sentiment d’entraide et de responsabilité.
Comme cela était attendu, le gouvernement propose au parlement, comme le veut la Constitution, de prolonger l’état d’alarme de deux semaines supplémentaires. Tous les partis politiques vote en faveur de cette extension. Seuls quelques partis indépendantistes, Catalans pour la plupart, se sont abstenus. Le confinement se terminera donc au plus tôt le 12 avril.
Cependant, l’Espagne a un autre combat à mener : sur le plan de la politique européenne. Avec l’Italie et sept autres pays de la zone euro, dont la France, l’Espagne de Pedro Sanchez a cherché à faire valoir la nécessité d’une réponse solidaire de l’union européenne à la crise sanitaire, en plaidant pour la mise en place des fameux « Eurobonds ». Lors du Conseil européen du 26 mars, dont El País a retranscrit une partie des échanges houleux, ces deux pays méditerranéens se sont heurtés au refus allemand et hollandais. « Angela, je t’écoute, mais ceci est clairement insuffisant ». À la fin de la visioconférence des chefs d’Etat, Charles Michel, président du conseil Européen s’adresse à Sanchez : « Avons-nous un accord Pedro ? ». Et celui-ci de répondre « Non, Charles. En tant que tel c’est inacceptable ». Une fois encore, une situation de crise met en lumière les fractures au sein de l’Union européenne et le manque de solidarité devenu caractéristique de l’Allemagne et consorts envers les pays du sud de l’Europe.
Le 28 mars, Pedro Sanchez s’adresse une nouvelle fois à ses compatriotes pour annoncer de nouvelles restrictions. À partir de lundi 30 mars, tous les travailleurs des activités « non essentielles » doivent agir « comme ils le font pendant le week-end ». Ils ne travailleront pas pendant deux semaines mais garderont leur salaire et récupèreront leurs heures jusqu’à la fin de l’année. Les téléphones seront tracés par les opérateurs téléphoniques pour vérifier que le confinement est appliqué. Sanchez met l’économie en hibernation.
Mais l’histoire montrera, il l’assure, que « l’Espagne s’est montrée à la hauteur ».