
Les droits de l’humanité par temps de crise
Notre besoin de sécurité s’est accru pendant le confinement, mais doit-il pour autant nous faire renoncer à nos libertés ? La conception rousseauiste des droits de l’humanité peut nous aider à penser la crise sanitaire que nous venons de traverser.
La crise du coronavirus pousse à un renversement des valeurs dans le sens d’une utilité publique au service de la satisfaction de nos besoins les plus essentiels. Ainsi, les droits humains doivent d’abord se concevoir comme ceux de tout individu d’être délivré du besoin et de la peur. Cependant, la sécurisation de nos vies ne saurait être opposée aux liens qui nous unissent. Les droits de l’humanité ne sont pas tant des droits individuels que la protection des attaches nécessaires à la vie en commun. C’est ce qu’un usage de la philosophie de Rousseau peut nous aider à penser.
Dans un « siècle de crises et de révolutions1 » qui voyait naître les idées d’expansion économique et de profit mais aussi les valeurs démocratiques dont nous avons hérité, Rousseau faisait entendre une voix singulière, critiquant l’injustice d’une société où « une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire2 », où ceux qui œuvrent au service de « l’utile réel » sont moins bien considérés que ceux qui accumulent des biens distinctifs, où ceux qui ne possèdent rien sont à la merci de ceux qui profitent de leur désespoir pour les faire travailler à leur place3. Déjà, Rousseau invitait à se détourner de la jouissance que l’on retire de la possession d’une chose qui ne vaut que par le regard envieux des autres et à une réflexion critique sur notre consommation de mets qui sont « passés par tant de mains » et ont coûté tant de « vies » avant d’arriver sur nos tables4. À l’exploitation de ces vies s’ajoute aujourd’hui la destruction de notre Terre unique et commune.
Les droits de l’humanité reposent, selon Rousseau, sur la nécessité équivalente chez tous de pourvoir à ses besoins. « L’estomac du riche n’est pas plus grand que celui du pauvre5. » Rien ne justifie que la subsistance des uns soit menacée par le luxe des autres. Nous sommes tous semblables et unis par nos souffrances communes – la faim, la maladie, la mort. Aussi les droits de l’humanité sont-ils les droits de tout être humain en tant qu’il est soumis à la même condition humaine que quiconque. La crise sanitaire a révélé cette égale nécessité de pourvoir à nos besoins et de nous soigner, et notre gratitude à l’égard de ceux qui y veillent. L’injustice tient au fait que certains puissent aisément se délivrer de ce diktat de la nécessité, quand d’autres y sont assujettis, ou pire, sacrifiés pour les besoins d’autrui. Le droit égal d’être délivré du besoin et soigné ne peut être garanti que par la protection sociale, médicale et alimentaire de tous. Là où Rousseau craignait, à défaut d’une construction politique juste, que l’on ne pût compter que sur une humanité compatissante pour reconnaître les droits de son semblable (la générosité individuelle n’étant qu’un pis-aller dans une société inégalitaire et injuste), les Français du xxie siècle, pour leur part, ont reconnu les vertus de leur système de protection sociale, de leurs services publics et des travailleurs des classes populaires. Cette reconnaissance doit à présent s’instituer politiquement.
Mais l’humanité ne se définit pas seulement par la condition humaine ici réduite à sa condition physique, quasi animale – manger, s’abriter, se maintenir en vie. L’humanité naît de ce moment où elle s’écarte des lois de la nécessité, par cette liberté qui la définit moins comme une nature que comme la valorisation réfléchie de ce qui importe au-delà des aspects les plus organiques de nos vies. Elle se situe dans ce que Rousseau nommait la « perfectibilité », cette faculté de développer des facultés, dont on peut faire usage pour le meilleur – la beauté de l’art – ou pour le pire – les techniques aliénantes d’exploitation de l’homme et de la nature. La liberté naît, plus encore, de la revendication de droits qui nous sont déniés dans les faits. Or on peut s’étonner de la docilité avec laquelle nous avons renoncé à nos libertés les plus élémentaires – celle de circuler, de travailler, de se rencontrer, de se cultiver, de manifester ou encore d’entreprendre. On objectera que ce renoncement ne valait que parce qu’il était temporaire. Mais on connaît des états d’urgence qui durent et que l’on invite à instituer. Déjà, l’état d’urgence face à la menace terroriste faisait craindre une dérive sécuritaire. Prenons garde que la distanciation physique ne se mue de façon inquiétante en « distanciation sociale », et que le « distanciel » soit désormais préféré au présentiel.
Lorsque Rousseau réfléchissait, après d’autres, au contrat légitime fondateur de la société, il reconnaissait la nécessité de mettre fin à un état de conflictualité qui menaçait le genre humain. Mais il affirmait son refus de renoncer, au nom de la sûreté publique, aux droits de l’humanité déduits de l’inaliénabilité de la liberté humaine6. Loin de contredire la définition précédente, celle-ci la complète : il s’agit du droit d’être délivré de tout rapport de domination et de soumission, qu’il soit économique ou politique. Or, face à cette crise, on pourrait croire que ressurgit le vieux débat qui oppose la liberté à la sécurité : jusqu’à quel point sommes-nous d’accord pour réduire nos libertés afin de garantir notre sécurité ? Ce point semble impossible à déterminer. On se fâche alors contre ceux qui ne respectent pas les distances de sécurité, on fustige les irresponsables – singulièrement les classes populaires ou le Français par essence réfractaire –, incapables de se discipliner.
Nous pourrions néanmoins penser, sans pour autant verser dans l’inconscience, qu’il est assez sain qu’après deux mois de confinement observé d’une manière plus que raisonnable, les individus surmontent leur peur et inventent de nouvelles règles pour se retrouver. Le besoin de liens et la douceur d’une présence sont essentiels, singulièrement chez ceux qui sont les plus vulnérables. À voir dans cette situation la contradiction insoluble entre le désir de sécurité et celui de liberté, on oppose de manière irréconciliable les uns aux autres et on manque l’essentiel. Les droits de l’humanité qu’il s’agit de défendre ne sont pas les droits individualistes de gens irresponsables menaçant la sécurité de tous, mais les droits, tout aussi essentiels que celui de se nourrir et de se soigner, de se lier et de construire une vie en commun7. Loin que les droits de l’humanité nous séparent et atomisent la société, ils sont les conditions de ce qui nous relie et nous humanise.
Loin que les droits de l’humanité nous séparent et atomisent la société, ils sont les conditions de ce qui nous relie et nous humanise.
Pour Rousseau déjà, renoncer aux droits de l’humanité n’était pas renoncer à une indépendance individuelle qui n’est qu’une illusion chez tout être social, mais renoncer au plus grand bonheur humain, celui de s’attacher aux autres. Les droits de l’humanité sont les droits à l’attachement et au commun ; ils expriment de façon sans cesse renouvelée notre appartenance à une même humanité. Aussi ne saurait-on opposer que de manière factice, voire cruelle, la sécurité d’une grand-mère à sa liberté de voir ses enfants. La sécurité n’est un droit de l’humanité que pour autant qu’elle est une condition des liens qui donnent sens à notre existence. Le prolongement d’une vie peut perdre sa valeur si elle est trop longtemps coupée de la joie que lui procurent ses attaches : on peut aussi mourir de solitude. Lorsque des familles ont été privées de l’affection qu’elles voulaient porter à leurs proches qui se mouraient seuls à l’hôpital et de l’hommage qu’elles désiraient leur rendre à leur disparition, on peut penser que les droits de l’humanité ont été bafoués. Il n’est pas interdit de voir là un cas légitime de désobéissance aux mesures étatiques. On peut aussi penser aux dégâts psychiques qu’a pu causer l’isolement de personnes fragiles, soudain coupées de toute vie sociale et culturelle. Cela ne vaut pas seulement pour la douleur qui a besoin d’être partagée, mais pour la joie, celle notamment d’un accouchement que beaucoup de femmes ont été contraintes de vivre seules. Cela vaut enfin pour le besoin de tous de s’approprier les événements qui nous arrivent par l’échange et au travers de l’art. L’humanité des liens doit elle aussi être sécurisée.
- 1. Jean-Jacques Rousseau, Émile ou De l’éducation [1762], dans Œuvres complètes, t. IV, éd. sous la dir. de Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 468.
- 2. J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes [1755], dans Œuvres complètes, t. III, éd. sous la dir. de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, p. 194.
- 3. Voir Céline Spector, Rousseau et la critique de l’économie politique, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2017 et Au prisme de Rousseau : usages politiques contemporains, Oxford, Voltaire Foundation, 2011.
- 4. J.-J. Rousseau, Émile, dans Œuvres complètes, t. IV, op. cit., p. 463.
- 5. Ibid., p. 468.
- 6. Voir J.-J. Rousseau, Du Contrat social [1762], I, 4, dans Œuvres complètes, t. III, op. cit.
- 7. Voir Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Les droits de l’homme rendent-ils idiots ?, Paris, Seuil, 2019.