
La culture, un essentiel démocratique
Alors que la fermeture des théâtres, des cinémas et des musées se prolonge, nous mesurons combien ces lieux culturels et les expériences esthétiques qui s'y jouent apportent d'ordinaire à la formation de nos consciences collectives. Il ne peut y avoir de démocratie sans culture.
« Enfourcher le tigre », « refonder une ambition culturelle pour le pays » : c’était Emmanuel Macron en mai. S’en tenir à l’ouverture des « activités et des commerces essentiels », et donc ne pas rouvrir les salles de cinéma, les théâtres, les musées… c’est Jean Castex en décembre, sous l’autorité, n’en doutons pas, du même Emmanuel Macron. Et entre-temps il y a eu la réédition de la fermeture des librairies, jugées elles aussi non essentielles.
Invités au printemps à la résistance et la résilience par un président de la République volontiers lyrique, qui se positionnait ainsi à la croisée du pragmatisme et de l’utopie, les artistes et le monde de la culture ne sont pas restés les bras croisés, ils ont travaillé. On pense, à titre d’exemple, aux initiatives prises par Emmanuel Demarcy-Motta et le Théâtre de la Ville, ouvert pendant l’été, avec un accès privilégié offert à la jeunesse, à ses « consultations poétiques » et « scientifiques ». À la Comédie française qui s’est attachée non pas à proposer la diffusion sur internet de spectacles passés déjà « en boîte », mais à inviter ceux qui le voulaient à découvrir en ligne et en direct le travail de création d’une pièce, opéré chaque semaine par ses sociétaires, dans cette étape particulière de la lecture suivie de l’œuvre. Ou encore à des plasticiens comme Damien Cabannes, qui ont exposé leurs travaux de confinement…
Les créateurs et ceux qui les accompagnent n’ont pas seulement cherché des solutions, des réponses aux questions posées par la pandémie, à commencer par celle de leur propre survie, ils ont manifesté, signifié un mouvement intérieur, une poussée profonde et vitale qui ne se laisse par réduire au silence, qui combat pied à pied la peur et la mort, l’enfermement, la réduction à ce que nos technocrates ont malencontreusement appelé « l’essentiel », qui est plutôt en réalité le matériel, le comptable, l’économique. Aussi sont-ils tombés de haut lorsqu’ils ont appris, le 10 décembre, que la culture devrait attendre pour retrouver son public – à l’exception des galeries d’art, assimilées à des commerces.
Le poids économique non négligeable de la culture ne suffit pas à la faire entrer dans la catégorie de l’essentiel, au même titre que les grandes surfaces puis les petits commerces. Elle ressortit, pour ceux qui nous gouvernent, au superflu, dont on peut par conséquent se passer, tandis que le reste nous manquerait dangereusement, en portant atteinte à notre vie biologique, à notre survie matérielle. Mais ce qui est superflu, étymologiquement, c’est ce qui déborde, ce qui ne tient pas dans un contenant, dans un cadre. Pour le dire autrement, ce qui transcende. En cela, le culte et la culture ne s’opposent pas.
Éprouver une communauté de destin
Rappelons-nous qu’à Athènes, la tragédie est une liturgie à laquelle est convoqué tout le peuple –au-delà des seuls citoyens, puisqu’y assistent également les femmes, les esclaves et les métèques. Tous sont mis en présence par la tragédie des grandes questions et passions humaines qui animent en profondeur à la fois les individus et la cité et qui excèdent ce que l’action politique peut régler. La tragédie ne fabrique pas une idéologie qui s’impose, elle ne produit pas une unanimité d’opinion. Elle suscite du côté de la sensibilité – du sens et des sens –, en un lieu et un temps dédiés, une expérience de communion de destin qui, laissant sauves toutes les différences de perception et d’interprétation, est un maillon nécessaire à la formation de la conscience d’appartenir à une communauté politique. Et pas de n’importe quelle communauté politique, puisque la naissance de la tragédie, avec celle de la philosophie, est contemporaine du long surgissement de la démocratie qui est le moyen qu’inventent alors les Athéniens non seulement de se donner par la délibération à voix égales leur propre loi, mais aussi de partager ensemble le poids de leur destin, la responsabilité d’assumer en commun ce qui advient.
Aujourd’hui encore, le théâtre, le cinéma, la danse, l’opéra, le concert et même la compétition sportive supposent une expérience simultanée, ensemble dans un même lieu. Le rassemblement ouvre à une communion1. Cela se joue côte à côte, à fleur de peau, dans le souffle retenu ou le rire qui éclate, dans le suspens ou le brusque relâchement, face à des œuvres qui sont autant de tentatives de représentation du monde pour l’interpréter et imaginer comme y inscrire sa propre existence. Renoncer trop longtemps à ces dispositifs de représentation dont l’exercice constitue la culture – l’acte de cultiver le champ humain –, c’est laisser le terrain libre à des dispositifs et méthodes de coagulation des émotions qui ne fabriquent pas une communauté politique diverse et complexe, mais des foules ou des masses fascinées par un leader charismatique. C’est fort de cette conviction que les artistes ont continué à créer dans Sarajevo assiégée et qu’en 1992 Susan Sontag est venue y créer, avec des acteurs bosniaques, En attendant Godot. Parce qu’ils et elle savaient que c’était vital, quand bien même cela pouvait paraître hors de propos quand parlaient sans relâche les armes ! Quant aux nationalistes serbes, ils choisirent eux d’y bombarder, en août de la même année, la magnifique Bibliothèque nationale et universitaire de Bosnie-Herzégovine.
Lutter contre l’effondrement
Ainsi, la culture et les œuvres sont nécessaires à la démocratie, à la vie démocratique, du simple fait qu’elles participent, de manière « essentielle » à la formation et au maintien d’une communauté politique. Elles le sont d’autant plus aujourd’hui que les évolutions technologiques et économiques ont parcellisé, voire atomisé, les structurations sociales nées de la révolution industrielle et que dans le monde occidental, au moins, la chrétienté – au sens d’un ensemble de peuples façonnés et en partie unifiés par les représentations chrétiennes – est en phase terminale d’effacement.
Elles sont essentielles à la vie démocratique, non seulement dans sa dimension collective, mais aussi parce qu’elles sont nécessaires à la vitalité des individus qui appartiennent à la communauté politique, sans lesquels elle n’existe pas. Ceux-ci ne peuvent durablement être réduits à la maintenance de leur vie biologique, matérielle, économique. Certes, ils ne peuvent s’en passer, mais ils ont également besoin d’« autre » – qui n’est pas simplement « autre chose ». L’expérience du second confinement l’atteste : face à un avenir indiscernable, l’angoisse focalise toutes les énergies, elle opère une réduction psychique et spirituelle, elle provoque une atrophie intérieure, elle place nombre d’entre nous au bord de la crise de nerfs, au seuil de l’effondrement. Le doublement du nombre de personnes qui souffrent d’état dépressif depuis septembre, établi par Santé publique France (un Français sur cinq en novembre) ne laisse pas de doute là-dessus. Or si les individus s’écroulent, la communauté politique ne peut se maintenir.
Cet « autre » dont nous avons besoin n’est pas seulement une affaire de divertissement. Détourner un moment l’attention de la pandémie peut offrir un répit, un soulagement temporaire. Ce n’est pas négligeable, mais cela ne suffit pas. L’« autre » qui nous manque, c’est d’abord la nécessité humaine de produire du sens – une variété, une pluralité de sens –, là où nos existences, réduites à ce que nos gouvernants et technocrates appellent improprement « l’essentiel », en semblent privées, là où le sens de nos vies paraît indéchiffrable hors la dimension matérielle et comptable. Les œuvres ont, ici, un rôle décisif à jouer. Non qu’elles nous arrivent comme du sens prêt à consommer, mais parce qu’elles se proposent comme terrain d’exercice de la sensibilité, comme moyen de réactiver notre capacité de produire du sens, en mobilisant nos sens : le regard, le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût, mais aussi la mémoire et la pensée.
Les dimensions de l'humanité
Pratiquer cet exercice, cette gymnastique de l’esprit qui passe éminemment par le corps suppose un déplacement, une mise en position différente qui est déjà une première approche de l’« autre » dont nous avons besoin, qui fait déjà naître un peu de cet « autre » en nous-mêmes. En effet, ce n’est pas tant l’œuvre qui s’expose au spectateur, mais, paradoxalement, le spectateur qui s’expose à l’œuvre en tant qu’elle lui offre la possibilité de déployer à partir d’elle, forme finie, une infinité de sens. Par le truchement de l’œuvre – pour peu que celui qui la regarde ou l’écoute se laisse aller et prenne le risque de débrider ses perceptions –, peut se produire en lui la dilatation du fini vers l’infini. Expérience essentielle, pour ne pas dire salvatrice, dans cette période où nos êtres s’éprouvent d’abord comme confinés.
L’élargissement qui se produit par la culture – comme on élargit un prisonnier – est un processus de désaliénation par rapport à la réduction au matériel ou au nombre. Mais son effet ne se limite pas au seul l’individu. À travers celui-ci et ses interactions avec des membres de la cité, s’introduit dans le tissu de la société cet « autre » que la technique et la gestion économique ne cessent de réduire pour rester dans le prévisible, dans le prédictible, dans le projetable, par le jeu du calcul et de l’utilité. Ainsi l’élargissement culturel s’oppose-t-il à la fabrication de l’homme unidimensionnel contre lequel Herbert Marcuse nous a mis en garde.
Nous avons donc radicalement besoin des œuvres et de la culture, en tant que telles, et pas seulement de produits de divertissement. Nous en avons besoin sur un autre mode que celui de la consommation et du loisir pour calmer nos angoisses. Certes, nous savons, après Auschwitz, que se repaître de Beethoven n’a pas conduit le moindre chef de camp nazi à entrer en dissidence. De même qu’aucun « bagage culturel » n’a dissuadé un seul génocidaire rwandais, fût-il professeur d’université. Les œuvres et la culture n’ont assurément pas, par elles-mêmes, le pouvoir de nous sauver ni de sauver la démocratie dont nous voyons jour après jour combien elle est fragilisée par l’effondrement des individus face aux multiples tempêtes qui se lèvent devant nous. Mais sans elles, nous sommes encore plus faibles… Il est temps de les retrouver et de leur redonner – de diverses manières, sans oublier d’y initier les élèves au cours de leur parcours scolaire – la place qui leur permettra de jouer leur rôle, celui de réactiver en nous la force de produire et partager du sens, au cœur de l’existence telle qu’elle se donne et que nous nous la donnons mutuellement.
- 1. Même si c’est plus diffus, la visite d’une exposition ou d’un musée offre également l’expérience d’un regard partageable à partir d’un même lieu.