
Éditorial : Algérie. S'autoriser à espérer ?
Les manifestations se suivent et ne se ressemblent pas. En France, les Gilets jaunes persistent et l’affrontement entre casseurs et forces de l’ordre se durcit. Ils côtoient désormais les marches pour le climat, qui s’étendent dans toute l’Europe, grâce à l’enthousiasme communicatif d’une jeune Suédoise, Greta Thunberg, et aux initiatives de lycéens, d’étudiants, d’associations et organisations diverses. Et voilà que nous parviennent maintenant les images des manifestations en Algérie : des dizaines de milliers de personnes descendent dans la rue chaque vendredi, depuis un mois, pour protester contre la volonté du président Bouteflika – ou de son entourage ? – de solliciter un cinquième mandat.
De ces rassemblements monstres à Alger comme dans tout le pays (et aussi en France) montent des slogans, des affiches, des chansons : images, paroles et sons d’une foule joyeuse, multiple et pourtant unie, portée par une fierté et un espoir retrouvés. Des rassemblements pacifiques aussi, où les manifestants nettoient les rues après leur passage, où les plus jeunes aident les plus âgés dans la foule, où les gens rient et se moquent d’un pouvoir cacochyme. Dans un pays que l’on a voulu contrôler par la peur, les quelques espaces collectifs qui subsistent – la mosquée, les stades de foot – offrent aux déceptions et aux colères la possibilité d’une expression populaire, solidaire… En Algérie, les manifestations publiques étaient interdites : le courage et le calme de ces foules d’hommes et de femmes, de jeunes et de vieux, toutes classes et toutes professions confondues, forcent d’autant plus l’admiration.
On aimerait se laisser gagner complètement par l’espoir qu’une foule qui demande un gouvernement plus juste, la liberté d’expression, une répartition équitable des richesses puisse avoir raison d’un régime corrompu et verrouillé depuis plus de vingt ans, dont la photo misérable du président Bouteflika assis dans son fauteuil roulant est « le cadre » que les manifestants ne supportent plus, car il symbolise à l’extrême le théâtre d’un pouvoir à la fois fantomatique et implacable. On est frappé aussi de la cohérence des mots d’ordre et de la rationalité de cette révolte, d’une capacité à articuler simplement et très clairement une demande élémentaire de liberté et de justice. On aimerait se dire avec les Algériens qui témoignent de la force de cette aspiration que jamais « le pouvoir » n’aura raison d’un peuple qui se soulève ainsi.
Voilà pourtant que ces images se télescopent avec celles des derniers combattants de Daech en Syrie, qui se rendent aux Forces démocratiques syriennes à Baghouz, et celles des habitants de la province d’Idlib, soumis à des bombardements incessants, alors que le régime de Bachar el-Assad, appuyé par la Russie et l’Iran, achève de reprendre le contrôle d’un pays exsangue, où une guerre sans merci se poursuit depuis 2011, quand des manifestations populaires, pacifiques elles aussi, avaient déclenché une répression sauvage et aveugle, et que les réalités du rapport de force international ont conduit les démocraties occidentales à détourner les yeux, pour se focaliser exclusivement sur le risque terroriste que représentait l’organisation État islamique.
On aimerait se dire que jamais « le pouvoir » n’aura raison
d’un peuple qui se soulève ainsi.
Mais l’histoire, en Algérie, semble curieusement désynchronisée, en avance ou en retard : avant d’autres pays arabes, elle a connu, dès 1988, un « printemps » démocratique, refermé brutalement. Elle a été plongée ensuite dans une décennie noire, avec la lutte sans merci entre des forces islamistes sans limites dans la violence et un régime militaire sans limites dans la répression. La population s’est retrouvée alors prise en otage, et depuis la fin de cette guerre civile dont il est interdit de parler, le pays présente tous les traits d’un régime à la fois ultra-libéral et ultra-sécuritaire : les richesses sont aux mains de quelques oligarques tout-puissants, tandis que le gouvernement et l’armée tiennent la société et s’assurent que le pays reste fermé à toute influence « dissonante », islamiste ou autre.
La révolte qui s’exprime aujourd’hui est à la fois décalée et en phase avec d’autres mouvements de protestation à travers le monde. Elle en partage notamment le caractère horizontal, acéphale : le refus d’être instrumentalisé par les forces politiques « classiques » – parce qu’une « vraie » opposition était impossible en Algérie depuis les années 1990, mais aussi parce que les mouvements sociaux et civiques qui naissent semblent animés désormais par une grande méfiance envers les élites traditionnelles et les formes reçues de la vie démocratique.
Pour Esprit, l’Algérie a toujours joué un rôle central. Dès 1947, la revue a publié un dossier au titre prophétique : « Prévenons la guerre en Afrique du Nord ». La guerre, car elle a eu lieu, a ensuite suscité un questionnement permanent et une contestation intense des hypocrisies et des ambiguïtés de la République coloniale, ainsi que l’affirmation de la primauté des droits des personnes sur la raison d’État. L’Algérie a aussi été une source d’interrogations et de désillusions quand la violence intégrale ou le terrorisme rendaient toute négociation, puis toute réconciliation nationale, impossibles. La période de la guerre et la décolonisation ont donné naissance encore, comme le rappellait Paul Thibaud en mai 1990 à propos des émeutes d’Alger en 1988[1], à une forme « d’internationalité démocratique ». Alors que les démocraties occidentales se débattent dans un climat de doute et même de régression démocratique, l’Algérie sera-t-elle aujourd’hui une source d’inspiration et d’espoir retrouvés ?
[1] - Paul Thibaud, « Génération algérienne », Esprit, mai 1990.