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Arthur Balfour en visite dans une colonie juive en 1925 (photo Library of Congress)
Arthur Balfour en visite dans une colonie juive en 1925 (photo Library of Congress)
Flux d'actualités

La question palestinienne, une histoire européenne

Face à l’explosion de violences au Proche-Orient, il faut essayer de dépasser les mémoires antagonistes des Juifs et des Arabes. Repenser la question palestinienne dans sa profondeur historique permet de comprendre à quel point elle est européenne et quelles responsabilités elle impose à l’Europe.

Les attentats criminels du Hamas et du Djihad islamique, et le déclenchement de l’offensive destructrice de Tsahal sur Gaza qui s’ensuit, représentent une rupture de plus dans les relations israélo-palestinienne et l’anéantissement d’une possible entente entre les deux peuples. La radicalisation des positions des deux côtés a mené à une explosion de violence inédite, entraînant l’État hébreu à un aveuglement dans le déchaînement des représailles pour l’écrasement du mouvement islamique Hamas. Comment lire cette guerre avec un regard distancié et nuancé ? Comment interpréter les positions dans un climat de folie meurtrière ? Difficile exercice de mise à distance pour une analyse juste et équilibrée.

Des mémoires antagonistes

Les acteurs de la guerre construisent le sens de ce conflit autour de références mémorielles. Pour la majorité des Israéliens et d’une partie de l’opinion publique occidentale, le 7 octobre 2023 est un 11-Septembre et la réaction disproportionnée du gouvernement de Netanyahou équivaut à celle de Bush dans sa guerre contre l’Irak. Pour la majorité des Palestiniens, et de leurs sympathisants arabes et occidentaux, il s’agit de la guerre dite d’Octobre qui a eu lieu cinquante ans plus tôt et qui a conduit à la démission du gouvernement de Golda Meir. Même si la guerre de Kippour a été perdue par les armées arabes sous le commandement d’Anouar el-Sadate, elle a eu pour première conséquence une solidarité des pays producteurs de pétrole avec la cause palestinienne et l’embargo de l’exportation de l’or noir vers les pays dits amis d’Israël. C’est le choc pétrolier de 1973 qui va rebattre les cartes, repositionner les gouvernements européens vis-à-vis de ce conflit et ouvrir le dialogue pour la paix, avec la signature des accords de Camp David cinq ans plus tard. Mais dans cette guerre, Joe Biden n’est pas Jimmy Carter, les Émirats arabes unis ont signé les accords d’Abraham et l’Arabie saoudite a enclenché un processus de normalisation avec Israël, et le monde arabe manque cruellement de figures légitimes qui le représentent et le rassemblent.

Pourtant, même dans les terribles circonstances actuelles, il faut essayer de dépasser ces mémoires antagonistes et lire le conflit comme le révélateur des défis qui nous attendent à court et à plus long terme. Le défi majeur est de pouvoir s’asseoir autour d’une table pour négocier, dans un premier temps, un cessez-le-feu bilatéral et la libération des otages et, dans un second temps, revoir les clauses d’un accord pour le droit des uns et des autres d’exister dignement sur ce territoire. Mais Benyamin Netanyahou ne peut concevoir la paix avec les Palestiniens, encore moins leur droit à un État, le Hamas ne sera jamais considéré comme un interlocuteur légitime par la communauté internationale et Mahmoud Abbas a perdu toute crédibilité auprès de sa population. Ce n’est donc ni le Hamas, ni Netanyahou, ni Abbas qui pourront mener une négociation diplomatique pour une sortie de crise. Pour ouvrir un dialogue, il faudrait peut-être commencer par libérer Marwan Barghouti, détenu depuis 2002, figure politique de paix qui pourrait rassembler les Palestiniens et concilier les positions, à l’image d’un Nelson Mandela en Afrique du Sud. Du côté israélien, Netanyahou devra rendre des comptes à son peuple pour son manque de discernement et sa politique extrémiste, qui ont contribué à fragiliser la souveraineté et la sécurité de l’État hébreu.

Un autre défi est de déconstruire les imaginaires de l’altérité. Du côté israélien, les attentats du Hamas et du Djihad islamique contre des civils et la prise d’otages renforcent l’image du terroriste palestinien, ennemi barbare qu’on qualifie même d’« animal », incapable de rester tranquille dans sa cage que l’on croyait suffisamment sûre. Du côté palestinien, Israël représente un État répressif, ségrégationniste et colonisateur, et le Hamas est célébré comme un mouvement de résistance, ses combattants regardés comme des héros libérateurs qui ont repris la flamme de la lutte du Fatah. Cette divergence de perceptions stigmatisantes et essentialistes de « l’autre » ne pourra changer qu’à la faveur du droit à l’existence sur cette terre, de l’arrêt des colonisations illégales, de la reconnaissance d’un État pour les Palestiniens en vue d’une paix juste et durable.

Comment réconcilier le débat national ?

Nos sociétés européennes sont multiples, et c’est une richesse. Même si la majorité ferme les yeux et se dit ne pas être concernée par le conflit (« Arabes et Juifs, c’est kif-kif »), on ne peut plus se voiler la face, le conflit est bien présent sur les réseaux sociaux, dans les salles de classe, dans les médias et certains lieux de culte. Comment réconcilier le débat national ? Comment lutter contre la montée de la haine du Juif et de l’Arabe ?

Au-delà des mesures immédiates et ponctuelles, il est nécessaire de repenser la question palestinienne dans sa profondeur historique pour comprendre à quel point elle est fondamentalement européenne et, de ce fait, quelles responsabilités elle impose à l’Europe.

Européenne, la question de Palestine l’est dès sa naissance. La Déclaration Balfour, faite par la Grande-Bretagne en novembre 1917 au mouvement sioniste, pose les bases pour la création d’un foyer national juif, tout en préservant les droits de communautés non juives (musulmanes et chrétiennes) existant sur ce territoire. Cette promesse, dans sa formulation ambiguë, comporte les graines du conflit. Il ne s’agit pas tout à fait d’une terre sans peuple promise pour un peuple sans terre, puisque cette terre trois fois sainte est déjà occupée. Pour les Arabes, la décision d’établir un État pour les Juifs en Palestine est jugée comme une trahison ; un an auparavant, l’administration britannique avait laissé entendre au chérif Hussein de La Mecque qu’en contrepartie de son aide dans la révolte contre l’empire ottoman, un grand royaume arabe lui sera reconnu du Hedjaz à l’Irak. Le traité de Sèvres, signé en 1920 entre les Alliés et l’empire ottoman, anéantit le rêve des Arabes d’avoir une Oumma, une nation unissant les populations des provinces anciennement dominées par les Turcs, et la Palestine est placée sous domination anglaise.

La période de l’administration britannique de la Palestine mandataire coïncide avec la montée du nazisme en Allemagne, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. L’immigration juive européenne en Palestine s’intensifie et se structure autour du mouvement sioniste. Le projet politique de création d’un État se concrétise avec le départ des forces anglaises en mai 1948 et la proclamation de l’État d’Israël. Pour les Arabes de Palestine, c’est l’effacement d’une nation et la faillite de la préservation et l’affirmation d’un État. À l’issue de la première guerre israélo-arabe (1948-1949), des centaines de milliers d’Arabes de Palestine sont expulsés de leur foyer et trouvent refuge dans les pays voisins. C’est la Nakba, le « désastre », l’éclatement d’une société et le début d’une vie d’errance qui perdure dans les camps de réfugiés. En Europe, la culpabilité d’avoir participé au génocide juif pèse sur les consciences et l’opinion publique, en France et ailleurs, est clairement en faveur d’Israël, célébré comme la plus grande démocratie du Moyen-Orient.

La question de Palestine-Israël était donc, dès l’origine, intrinsèquement européenne. Elle le devient d’une autre manière, par une sorte d’effet en retour, après la guerre des Six-Jours de juin 1967, polarisant le débat national entre pro-israéliens et propalestiniens. Le conflit s’exporte et divise, la rhétorique des deux camps opposés se consolide au fil des guerres, la surenchère dans la victimisation et dans le droit historique à cette terre posent les bases du débat. Les années 1960 et 1970 sont celles de la lutte révolutionnaire internationale, où les groupes extrémistes européens, solidaires avec les factions palestiniennes, menacent la souveraineté de leurs États. L’augmentation du nombre d’attentats, de détournements d’avion ou de prises d’otages marque un tournant dans l’importation du conflit en Europe. D’autant que la révolution télévisuelle laisse entrer le conflit dans les foyers européens. Si, pour certains, les Palestiniens sont des terroristes cagoulés, à l’image des membres de Septembre noir lors de la prise d’otages à Munich en 1972, pour d’autres, ils sont des combattants de la liberté. Ces années sont également celles qui suivent la guerre d’Algérie : la question palestinienne est récupérée par une partie de la population issue de l’immigration, l’appui pour Israël est massif au sein des pieds-noirs sépharades, dont une partie a émigré en Israël.

Les années 1980 ouvrent la voie à l’apaisement avec les manifestations contre le racisme et pour la reconnaissance du droit palestinien. En France comme en Belgique, on assiste à la naissance des mouvements et associations de solidarité avec la Palestine, qui rassemblent artistes, cinéastes, intellectuels, universitaires et ouvriers. Ces derniers manifestent ensemble pour dénoncer les massacres de Sabra et Chatila, appeler à l’amélioration de la situation des réfugiés et réclamer la libération des territoires pris après 1967. En parallèle, des mouvements juifs progressistes pour la paix dénoncent la politique israélienne d’occupation : ils réclament l’application du droit international et plus de justice pour le peuple palestinien. Le camp pour la paix l’emporte pour un temps et apaise le débat national. La poignée de main entre Rabin et Arafat en 1993, qui viennent de signer les accords d’Oslo, laisse espérer qu’un vivre-ensemble est possible, au Proche-Orient comme en Europe.

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Aujourd’hui, les accords de paix sont loin, et le vivre-ensemble se fissure au fil de l’actualité au Moyen-Orient. L’invasion de l’Irak, la guerre en Syrie et la dernière guerre de Gaza polarisent le débat et rendent la réconciliation difficile et incertaine. Le soutien inconditionnel à Israël de la part des gouvernements européens envoie un message aux familles arabes et musulmanes issues de l’immigration que leurs vies ne comptent pas. Les discours complotistes et la montée de l’antisémitisme gagnent du terrain et brisent le tabou. Quelles mesures prendre pour calmer les tensions et construire un débat national et européen apaisé ? Il n’y a pas de solution miracle. À ce stade, on ne peut qu’espérer un changement dans la gestion politique et sociale du conflit. Les autorités, en France et en Europe, doivent se montrer plus justes, plus respectueuses du droit international et plus éthiques dans leur approche du conflit israélo-palestinien. Sur le plan social, elles devraient appliquer une politique plus inclusive pour les populations vulnérables et marginalisées, issues en grande partie de l’immigration, afin d’amorcer un débat serein et constructif.