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Flux d'actualités

Quelques éclairages sur le mouvement des Gilets jaunes

Le mouvement des Gilets jaunes signe-t-il l’apparition d’une conscience de classe ?

Le 23 janvier 2019 se tenait la première de quatre conférences organisées par l’École des hautes études en sciences sociales sur le mouvement des Gilets jaunes : « Regards sur une crise ». Cet événement témoigne de l’intérêt que le mouvement suscite auprès des chercheurs et de la volonté de ces derniers d’éclairer l’actualité.

Florence Aubenas, journaliste au Monde, souligne que « l’itinérance mémorielle » du président de la République a constitué une sorte de « tour de chauffe » pour le mouvement des Gilets jaunes. Les gens ne venaient pas au bord de la route pour applaudir et offrir un « bain de foule » au président[1], mais pour « râler » et protester. En face, le dispositif de sécurité était tel qu’il était impossible d’accéder aux abords du cortège présidentiel. La rupture était donc déjà consommée, palpable à la station-service de La Flamengrie dans l’Aisne, sur la nationale 2. Florence Aubenas écrivait alors : « En France, on s’est mis à compter en centimes. Ou en milliards. Comme s’il n’y avait plus rien au milieu[2]. » Pour son reportage sur « la révolte des ronds-points[3] », elle fait le choix de ronds-points sans antécédent de violence et à distance des grandes villes, ceux de Marmande dans le Lot-et-Garonne. Elle remarque d’emblée l’hostilité aux journalistes, puisqu’ils commencent par refuser de lui parler, et, de manière plus générale, à tous les « privilégiés », comme les députés, qui auraient des passe-droit et seraient des « profiteurs ». Elle s’étonne de la similitude des dispositifs sur tous les ronds-points ; une cahute de palettes et un tonneau pour faire brasero. Ceux qui y viennent habitent souvent « la maison du bord de route », dans lesquelles les tasses de café vibrent au passage des camions. Ils doivent prendre la voiture pour tout faire. Florence Aubenas souligne leur sentiment d’isolement et témoigne de leur organisation, de leur capacité de fédérer autour d’eux et de créer une vie commune. Alors, la parole se libère pour dire les difficultés de boucler les fins de mois, « la débrouille », les achats au supermarché, etc. Des personnes en fauteuil roulant, des mères célibataires et des couples affirment y « trouver une place ».

Isabelle Coutant, sociologue (IRIS), insiste sur le fait que le mouvement mélange des classes populaires et des « petits-moyens[4] » – « on n’est pas petits-petits, mais petits-moyens » –, avec une surreprésentation des employés. Ces « petits-moyens » aspirent à « vivre comme tout le monde » et se distinguent des habitants des « cités » voisines. Aujourd’hui, les participants au mouvement des Gilets jaunes se distinguent plutôt de « ceux du haut », des élites. Le mouvement signe-t-il l’apparition d’une conscience de classe ? Ils partagent une position dominée à la fois d’un point de vue économique et culturel, et des traits culturels spécifiques[5]. Isabelle Coutant écrit : « Quelque chose de commun s’exprime concernant les conditions de vie au sein d’une fraction de la population qui commence peut-être à prendre conscience d’elle-même en tant que groupe[6]. »

Julian Mischi, sociologue (INRA) rappelle le contexte de démobilisation des habitants des zones rurales (qui sont en majorité – autour de 30 % chacun en moyenne – des ouvriers et de employés), qui souligne le caractère exceptionnel du mouvement des Gilets jaunes. Il émet une hypothèse pour expliquer le mouvement : le « renforcement des distances sociales » entre les classes dans les zones rurales, lié au « tournant néolibéral » des modes de gestion de la main-d’œuvre et des logiques de politiques publiques[7]. Les cadres qui travaillent dans les entreprises locales ne viennent pas du coin et n’y habitent pas, ils ne se mélangent pas et ne s’inscrivent pas dans la vie locale. A cela s’ajoute une dévalorisation du travail manuel au profit du travail intellectuel, qui commence dès l’école avec la distinction entre filières générales et filières technologiques et professionnelles. Les ressources symboliques que l’on pouvait trouver en dehors du travail (le club de foot, par exemple) ne sont plus disponibles à cause de l’instabilité géographique des travailleurs. Les structures intercommunales récemment promues restent opaques aux habitants, ce qui suscite un sentiment de dépossession, encore accentué par la technicisation des dossiers politiques[8]. Les partis de gauche s’appuyaient sur l’alliance entre enseignants et responsables syndicaux mais, aujourd’hui, les enseignants n’habitent plus sur place et ne participent plus à la vie locale. Du fait de cette coupure, les militants ouvriers se retranchent sur les syndicats. Pour expliquer les disparités de mobilisations, il fait l’hypothèse que le mouvement des Gilets jaunes est plus fort là où les syndicats sont les plus faibles. Les zones rurales sont donc largement dépolitisées, aux niveaux national mais aussi local : même le Front (« Rassemblement ») national, qui recueille de nombreuses voix aux élections nationales et européennes, n’a pas de réseau militant organisé au niveau des communes.

La vidéo du premier débat est visible ici.

Le 24 janvier 2018, le Centre Pompidou organisait un débat sur les « Colères citoyennes : un nouvel âge de la colère  ».

Michaël Fœssel, qui a contribué au volume Le fond de l’air est jaune (Seuil, 2019), considère que la colère nous place dans la dimension du scandale et de l’injustice : elle est le sentiment que la société n’est pas ce qu’elle devrait être[9]. Mais il faut se méfier quand elle devient majoritaire, par exemple la demande d’ordre et de sécurité. La colère situe la demande de justice dans notre corps et met sur la voie d’un discours. Mais elle est ambivalente : elle peut conduire à la recherche de coupables ou bien à une transformation qui produit un apaisement. Depuis celle d’Achille, la colère s’est démocratisée. On peut comprendre la crise de la représentation actuelle comme le résultat de la disparition des « banques de colère », ces institutions telles l’Eglise qui en assurait la transformation[10]. Aujourd’hui, il nous faudrait un Hugo, du moins un Zola pour écrire le contemporain. Si le mouvement des Gilets jaunes dure, c’est parce qu’il rassemble une foule joyeuse, dont les membres ne sont pas trop pressés de rentrer chez eux.

Sandra Laugier, qui a contribué au volume Gilets jaunes (AOC/La Découverte, 2019), est sensible à la dimension d’expression verbale et à la désobéissance civile comme dimensions démocratiques, déjà présentes dans les occupations du type Indignés et Nuit debout. Il apparaît de nouveaux modes d’action qui révèlent une transformation de la démocratie, de la démocratie comme une forme de vie exercée en permanence et par n’importe qui[11]. Les Gilets jaunes changent notre perception en nous faisant voir ce qui était pourtant sous nos yeux.

Le 5 février, à l'EHESS, Guillaume Duval, journaliste à Alternatives économiques, présente le macronisme comme un léninisme : une avant-garde éclairée guide le peuple, éventuellement à coups de matraque. Il relève que cette tentation autoritaire des élites n’est pas propre à la France.

Danielle Tartakowsky, historienne, souligne le caractère inédit de la mobilisation, à la fois du point de vue de sa sociologie, de sa composition politique, de son répertoire d’action et de ses revendications. Elle souligne que ces dernières sont décentrées par rapport à celles du syndicat : les Gilets jaunes veulent agir sur le pouvoir d’achat par la fiscalité, en s’adressant à l’État, plutôt que par les salaires, en s’adressant au patronat. En ce qui concerne les « actes » à Paris, elle rappelle les précédents des mouvements agraires et leur « montées sur Paris » dans les années 1930. Elle inscrit le succès d’Emmanuel Macron à la présidentielle et celui de la mobilisation des Gilets jaunes dans une histoire qui a vu l’État social détricoté[1].

Cédric Moreau de Bellaing, sociologue du droit et auteur d’une étude sur la discipline policière[2], parle d’une tendance nette au « face-à-face » entre les forces de l’ordre et les manifestants, avec une conflictualité sociale liée aux violences policières. Il évoque des syndicats de policiers qui avaient, dès le 1er décembre, exprimé l’impossibilité de traiter un problème social de manière policière. La police est composée de services très hétérogènes et s’y expriment des critiques internes. En face, le mouvement des Gilets jaunes dénonce la disproportion, l’usage illégitime de telle ou telle arme (LBD notamment), le manque de discernement des gaz lacrymogènes, les stratégies de tension. Cette dénonciation sert de ciment au mouvement. Il souligne que l’on pourrait s’inspirer des dispositifs de médiation mis en place par la police britannique pour s’occuper des hooligans.

 

[1] Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, L’État détricoté. De la résistance à la République en marche, Le Détour, 2018.

[2] Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l’institution policière, Economica, 2015.

 

[1] Voir Nicolas Mariot, Les Bains de foule. Les voyages présidentiels en province [1888-2002], Belin, 2006.

[2] Le Monde, 7 novembre 2018.

[3] Le Monde, 15 décembre 2018.

[4] Voir Marie Cartier, Isabelle Coutant, Olivier Masclet et Yasmine Siblot, La France des "petits-moyens". Enquête sur la banlieue pavillonnaire, La Découverte, 2008.

[5] Voir Nicolas Renahy, Yasmine Siblot, Marie Cartier, Isabelle Coutant et Olivier Masclet, Sociologie des classes populaires contemporaines, Armand Colin, 2015.

[6] Le Monde, 6 décembre 2018.

[7] Voir Ivan Bruneau, Gilles Laferté, Julian Mischi & Nicolas Renahy, Mondes ruraux et classes sociales, EHESS, 2018.

[8] Voir Sébastien Vignon, « De la mairie à la communauté de communes », Pour, n° 209-210, 2011.

[9] Voir Michaël Fœssel, « Les raisons de la colère  », Esprit, mars-avril 2016.

[10] Voir Peter Sloterdijk, Colère et Temps, Buchet Chastel, 2007.

[11] Voir Sandra Laugier et Albert Ogien, Le Principe démocratie, La Découverte, 2014 et Antidémocratie, La Découverte, 2017.