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Jean-Luc Godard à Berkeley en 1968 (Gary Stevens via Od1n)
Jean-Luc Godard à Berkeley en 1968 (Gary Stevens via Od1n)
Flux d'actualités

« Cannes, c’est la fin… »

Pour son édition 2020, le Festival de Cannes n’est pour le moment assuré du maintien que de son marché du film, en ligne.

À l’occasion du Festival de Cannes 1962 (7-23 mai), Jean-Luc Godard, interrogé par les caméras des Échos du Cinéma, énonce un propos pessimiste souvent moqué depuis : « Oh ben je pense que c’est la fin… C’est de plus en plus… Y’a trop de films, y’a moins de starlettes, ça devient trop sérieux. Avant, ce qu’il y avait de bien à Cannes, c’est que c’était la vraie fête au village. » Questionné sur l’intérêt d’un festival de cinéma, il réutilise cette expression : « C’est la fête au village, c’est vraiment les gens à la campagne qui apportent leurs marchandises, leurs bêtes, leurs bestiaux, qui les vendent, et puis ensuite y’a la fête1. »

Au long de cet entretien, Godard distingue déjà les trois aspects contemporains d’un festival de cinéma : la cinéphilie (trop de films, découvrir ou rattraper les films, la qualité ou non de la sélection), le commerce (vendre les films, faire des affaires) et l’événement (les vedettes, les réceptions). Pour son édition 2020, le Festival de Cannes n’est pour le moment assuré du maintien que de ce second aspect : son marché du film se tiendra en ligne, du 22 au 26 juin, afin de permettre les achats de longs métrages, la partie la moins visible et cependant la plus lucrative de chaque édition, qui représentait 10 500 des 38 000 accréditations en 2018. Plusieurs agences de talents et sociétés de production organiseront du 22 au 28 juin un « marché parallèle », virtuel, et concurrent de l’officiel cannois2.

Pour la cinéphilie, un contraste semble se dessiner selon les sections de Cannes. La Semaine de la critique, la Quinzaine des réalisateurs et l’ACID ont publié des communiqués de presse indiquant vouloir continuer leurs travaux de sélection, jusqu’à peut-être imaginer un label Cannes 2020, afin d’accompagner la sortie en salles de leurs films plus tard dans l’année. Une telle initiative serait bienvenue : la Semaine de la critique accompagne chaque année une dizaine de premiers ou seconds films, la Quinzaine permet une large sélection de longs métrages sans course aux récompenses, et l’ACID offre un écrin aux petites productions, souvent sans distributeurs avant leurs présentations en son sein.

Cette poursuite de la sélection et de la présentation des films soutenus par Cannes dépendra aussi de la réouverture des salles de cinéma, toujours non datée suite au discours du Premier ministre à l’Assemblée Nationale le 28 avril. En comptant leurs séances spéciales, l’ACID, la Quinzaine des Réalisateurs, la Semaine de la Critique et Un Certain Regard ont présenté soixante-dix-sept films au Festival de Cannes 2019, ce qui donne une idée du défi de la diffusion et de la visibilité de ces longs métrages dans les mois à venir, en salles comme en VOD.

Toutes ces sections peuvent ainsi exister sans l’événement Cannes : elles peuvent étaler leurs programmations au fil des mois dans les cinémas, tout comme le jury de la Caméra d’or (récompense pour le meilleur premier film) peut voir en ligne tous les films de sa sélection. Il est donc aujourd’hui envisageable d’organiser la partie cinéphile d’un festival, même le plus prestigieux au monde, sans la présence physique de ses acteurs : telle a d’ailleurs été la solution retenue lors du dernier festival Cinéma du réel, consacré au documentaire, qui a dévoilé un palmarès avec un jury délibérant par visioconférence, une partie de la programmation étant diffusée sur la plateforme Tenk. Le Festival d’Annecy, équivalent de Cannes pour le cinéma d’animation, a également maintenu sa prochaine édition, du 15 au 30 juin, en projetant les films en ligne, mais sans réunion physique des jurys et spectateurs.

Selon une source proche de la direction du Festival de Cannes, une fusion exceptionnelle des Compétitions de Cannes et Venise serait actuellement à l’étude, objet de discussions entre les deux festivals habituellement rivaux, en vue de créer un « label Cannes-Venise 2020 ». Les sections parallèles de Cannes garderaient leurs autonomies, et leurs fonctionnements propres : il s’agit uniquement pour les deux grandes manifestations d’offrir une exposition commune aux grands auteurs et aux films déjà terminés, qui ne peuvent attendre l’extinction de l’épidémie, comme les nouveaux Wes Anderson, Leos Carax, Nanni Moretti, Kirill Serebrennikov, Paul Verhoeven… Cette initiative exceptionnelle offre une solution artistique, ainsi qu’un beau signe d’amitié et solidarité culturelles entre la France et l’Italie.

Cette édition exceptionnelle de « Cannes-Venise » pourrait devenir le premier rendez-vous global post-crise sanitaire pour la cinéphilie, le Festival de Locarno, initialement prévu du 5 au 15 août, ayant été annulé suite à la décision du Conseil fédéral suisse d’interdire tout rassemblement de plus de 1 000 personnes jusqu’en septembre.

Malgré le maintien de l’aspect cinéphile du festival, l’événement Cannes n’aura donc pas lieu. Cannes, bien sûr, est aussi la montée des marches, les tapis rouges, les costumes et les robes, les grands auteurs et les stars en Compétition, les séances spéciales, les blockbusters présentés hors-compétition… Le rôle du festival dans la vie économique de Cannes et de la Côte d’Azur sera irremplaçable, tout comme la réalité du festival comme « fête au village », lieu de croisement entre les critiques, les professionnels du cinéma, les étudiants, la population et les travailleurs locaux… Une édition de Cannes à huis clos aurait donc été bien triste, les cinéastes et producteurs voulant aussi profiter de la visibilité permise par une sélection dans ce festival. Il était également évident que les différents sponsors de la manifestation auraient protesté devant une Croisette vide, et qu’une Palme d’or annoncée par communiqué de presse aurait moins resplendi.

Une réponse politique et sanitaire devra être trouvée, à l’échelle nationale ou européenne, pour la venue des réalisateurs et stars du monde entier : comment organiser un grand festival de cinéma sans Américains, Brésiliens, Chinois, Iraniens, Japonais, Russes… ? Devant la possibilité d’une restriction de la liberté de déplacement, et donc de projection, à l’intérieur de l’espace Schengen, les grands événements cinématographiques deviendraient beaucoup moins internationaux que d’habitude. À titre d’exemples, comment le Festival Biarritz Amérique Latine, devant se tenir du 28 septembre au 4 octobre, pourra-t-il accueillir des artistes centro- et sud-américains ? Faut-il déjà envisager une annulation du Festival du cinéma américain de Deauville (4-13 septembre) ?

Il ne s’agit pas, bien entendu, d’appeler à des exceptions ou des exemptions pour les festivals et le monde du cinéma. Cannes, comme un festival musical ou des rencontres sportives, draine chaque année des dizaines de milliers de visiteurs, de tous les continents. Tout peut s’imaginer, depuis les solutions hydro-alcooliques dans toutes les toilettes, comme à la dernière Berlinale, jusqu’au port obligatoire des masques lors des séances, tant personne ne peut nier que les salles de cinéma forment des espaces de promiscuité prononcée. Pour cette raison, une inventivité logistique doit bien être mise en œuvre, à moins de vouloir « sacrifier » l’aspect événementiel de chaque festival prévu en 2020 ou début 2021.

Deux Festivals de Cannes ont jusqu’ici été annulés, le plus connu étant 1968. Encore cette édition avait-elle commencé, avant son interruption au bout de neuf jours, permettant notamment à la Semaine de la Critique de présenter les films de jeunes auteurs comme Philippe Garrel ou Otar Iosseliani. Dès l’année suivante, la toute nouvelle Société des réalisateurs de films décide de créer la Quinzaine des réalisateurs ; Gilles Jacob, à partir de 1978, inventera Un Certain Regard et la Caméra d’or, pour multiplier les expositions et les récompenses possibles pour les films. Cannes, après tout, s’est bien relevé de la non-tenue, à la dernière minute, de sa première édition, en 1939, suite au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale ; une sélection de ses films a été projetée à Orléans du 12 au 17 novembre 2019. Sa première édition officielle n’eut lieu que du 20 septembre au 5 octobre 1946, tout comme la Berlinale, inventée par les autorités de Berlin-Ouest avec le concours de ses trois puissances occupantes en 1951, décida de se tenir en février et non en juin à partir de 1978.

Autant de signes que, malgré leurs allures d’événements insubmersibles ou du moins impossibles à modifier, les festivals de cinéma, souvent nés dans l’esprit de concorde après-guerre, sont adaptables, peuvent inventer d’autres formes, de nouvelles modalités, et que Cannes 2020 existera, différemment selon ses sections, malgré toutes les difficultés actuelles.

  • 1. Entretien avec Jean-Luc Godard, Les Échos du Cinéma, RTF, Mai 1962, visible sur https://www.ina.fr/video/I10354921
  • 2. www.lefilmfrancais.com, 17 avril 2020.