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Le vent se lève. Le rêveur et l'Histoire

janvier 2014

#Divers

Nommé aux Oscars après une présentation à la Mostra de Venise, acclamé en Europe comme un testament, le dernier film d’Hayao Miyazaki suscite la controverse au Japon, malgré son succès. Les soutiens du Premier Ministre Shinzo Abe reprochent au cinéaste de « trahir » son pays en retraçant l’histoire de l’ingénieur Jiro Horikoshi, concepteur du Zero, appareil-emblème de l’aviation nippone pendant la Seconde Guerre Mondiale. Un projet d’autant plus singulier quand on sait que le père du réalisateur produisait dans son entreprise des pièces détachées pour ce modèle d’avion, qui a notamment servi aux kamikazes. Au-delà d’une portée autobiographique récusée par l’auteur-même, le film révèle en réalité la première confrontation du maître de l’animation à la rationalité et à l’histoire officielle.



Engins volants



Pour le spectateur, le film surprend. Miyazaki renonce en effet à tout imaginaire, tout élément merveilleux ou mythologique dans son récit, à l’exception d’un prologue sans paroles, où Jiro rêve de bombes dotées d’une bouche larguées d’un bombardier par des hommes en noir visqueux (un motif récurrent dans l’œuvre du cinéaste). Au réveil, le héros décide de se consacrer à l’aviation, qui le fait entrer malgré lui dans l’histoire : il incarnera le progrès et l’ambition patriotique. Tout comme Princesse Mononoké narrait la fin de la féodalité et le basculement dans l’ère préindustrielle (par l’arrivée de la poudre et des machines de guerre), Le vent se lève retrace l’entrée du Japon dans l’impérialisme. Comme pour donner à voir la contradiction entre l’ancien et le moderne, des appareils en acier sont tirés par des boeufs vers l’aérodrome. Et Jiro continue de rêver : rejoignant son idole, le Comte Caproni, il se réjouit de la poésie du vol et de la technologie. Insouciant, il croise les officiers de l’aéronavale (dont les nationalistes actuels sont les héritiers idéologiques) mais n’apprend la réalité de la guerre sino-japonaise et la montée en puissance d’Hitler que par une conversation avec un étranger. Témoin d’une chasse à l’homme en Allemagne, il ne devine pas la dictature, mais déplorera par la suite la surveillance du gouvernement japonais. Miyazaki instille ainsi sa critique tout au long du film : comment un pays marchant vers le progrès dans les années 1920 (prêts américains, adoption du suffrage universel masculin en 1925) a t-il pu devenir une nation belliciste incapable de redistribuer ses richesses (rappelons que les dépenses militaires finirent par représenter la moitié du budget national dans les années 1930) ?


La dernière scène manifeste les opinions pacifistes du cinéaste : en rêve, au milieu d’une nature uniformément verte (jamais une production Ghibli n’a aussi bien représenté la lumière, éclatante ou déclinante), Jiro regarde les Zero parcourir le ciel, et constate qu’aucun d’entre eux n’est revenu. Une allusion aux kamikazes, qui désolent le héros : endoctrinés par un régime autoritaire, ils ne profitent jamais de la beauté du vol et détruisent des années de travail dans leur vain sacrifice. La nature reste présente, et punit parfois l’homme, comme dans la grande scène figurant le tremblement de terre de 1923, qui révèle les retards de développement du Japon. Miyazaki renonce ainsi à montrer Fukushima, traumatisme sans doute trop vif, le message restant le même : démesure et tragédie d’une civilisation raffinée et agressive établie sur des plaques tectoniques trop mouvantes. Mais les éléments paraissent délaissées par le récit, qui ne se centre que sur les hommes, leurs ambitions, projets et sentiments. Piégés dans l’histoire, ils n’en deviennent pas pour autant responsables : les ingénieurs souhaitent concevoir de beaux avions, les industriels veulent livrer les commandes. Et Jiro ne rêve que de paquebots volants pour l’aviation civile, dans des songes qui empruntent quelque peu leur esthétique à Fellini (foule, musique lyrique, dialogues emphatiques, joie de vivre, exubérance des couleurs).



Histoire et controverse



Voici ce qui vaut à Miyazaki tant d’attaques dans son propre pays : ses messages pacifistes et écologistes étaient appréciés et loués tant qu’ils restaient de l’ordre de la fiction onirique ; mais dès lors qu’il place sa critique dans l’histoire du Japon, il ne peut que s’exposer aux blâmes des nationalistes désormais au pouvoir. Le vent se lève n’est pas plus virulent que Nausicaä de la vallée du vent (il ne fait qu’évoquer l’impérialisme et les guerres, ne montre aucun bombardement et élude la question du conflit dans le Pacifique), mais son insertion dans la réalité rend manifeste son esprit « sérieux ». Et s’il cite toujours la culture japonaise (Jiro grandit et habite dans des maisons traditionnelles, sa fiancée continue de porter des kimonos, les coutumes de mariage et d’hommages rendues aux sources d’eau se perpétuent), il met également en évidence l’influence occidentale : les ingénieurs s’habillent à l’européenne, la bourgeoisie de tous les pays vient en cure dans les montagnes, et les personnages citent Paul Valéry et La montagne magique. Paradoxe d’une société imprégnée de nationalisme, où des groupuscules d’officiers assassinèrent le Premier Ministre Inukai en 1932 avant de remplacer tous les partis politiques par une Association de Soutien à l’Autorité Impériale en 1940.


Par rapport à l’histoire de son propre pays, Miyazaki se montre presque indulgent : jamais son film n’est pamphlétaire, ses intentions restent l’émotion et l’émerveillement du public. Beaucoup moins effrayant que Le château ambulant ou Le voyage de Chihiro, son supposé dernier film (le réalisateur se déclare trop vieux, et trop fatigué, pour entreprendre un autre projet nécessitant cinq ans pour son achèvement) choisit l’innocence en priorité, l’amusement plutôt que l’horreur historique. La longue ellipse après le départ de Naoko, fiancée du héros, fonctionne comme une modération par le montage, empêchant tout à la fois de voir la guerre (et donc le dessein guerrier des splendides avions Zero) et la mort de l’être aimé de la tuberculose (maladie encore très répandue dans le Japon de l’époque). Toujours dans la fiction, il dresse un portrait orienté de Jiro Horikoshi, dont on ne sait pas s’il fut réellement un rêveur insouciant et désintéressé. Il faut croire que dans le Japon actuel, ces quelques révélations sur le passé sont déjà excessives, à l’heure où Shinzo Abe visite le sanctuaire Yasukuni (monument en hommage aux morts des guerres passées), entre dans un imbroglio stratégique au sujet des îles Senkaku et souhaite réviser l’article 9 de la Constitution Japonaise, interdisant au gouvernement l’usage de la force militaire. Un projet contre lequel Miyazaki s’est élevé, fustigeant par la suite le nucléaire et la compagnie Tepco (exploitante de la centrale de Fukushima). Comme si celui qui a consacré toute son œuvre à l’utopie d’un monde plus juste, calme et pacifié, tirait sa révérence sur une apostille gracieuse au sujet des errements de son pays. Jiro agit au final comme le seul rêveur d’une histoire qu’il ne contrôle pas.

Louis Andrieu