
Les jeunes Iraniens et la socialisation intragénérationnelle
La vague de contestations qui ébranle la République islamique est portée par la génération des petits-enfants de la révolution, qui ne supporte plus ni le régime ni son carcan religieux. Née avec les réseaux sociaux, qui lui permettent de comparer ses conditions de vie à celles d’amis et cousins partis à l’étranger, elle invente courageusement de nouvelles formes d’expression politique.
Depuis le 13 septembre, l’Iran ne décolère pas. Tout a commencé avec la mort de Mahsa Amini, cette jeune femme de 22 ans, battue à mort par la police des mœurs. Originaire de la province de Kurdistan, Mahsa était de passage à Téhéran lorsqu’elle s’est fait arrêter par la police pour avoir commis le crime de laisser entrevoir une mèche de cheveux. Le jour même, elle a succombé sous les coups qu’elle a reçus sur la tête, mais sa mort a été annoncée trois jours après, au motif d’une prétendue crise cardiaque.
Après plus de quarante ans de la dictature religieuse, le sort tragique de Mahsa Amini a réveillé les hommes.
L’évènement plutôt banal sous la République islamique, ce pays de la charia (loi islamique), où la vie d’une femme vaut la moitié de celle d’un homme et où son témoignage n’est pas accepté devant la justice. Depuis quarante ans, des centaines de femmes ont été violentées tous les jours et personne n’a rien dit, mais cette fois le sort tragique de Mahsa Amini a fait exploser la société. La jeune fille a réveillé la conscience d’un peuple qui est resté longtemps silencieux : combien de femmes encore devront-elles être sacrifiées pour que la République islamique soit glorifiée ?, se demandent les Iraniens.
La première mesure répressive de l’ayatollah Khomeiny après son arrivée en Iran, en 1979, fut l’obligation du port du voile. Le guide de la révolution islamique a stigmatisé le corps féminin pour assoir le pouvoir religieux d’abord sur les femmes, ensuite sur l’ensemble de la société. La contestation d’une partie des Iraniennes en ce début du règne des ayatollahs n’a pas eu d’écho chez les hommes qui n’ont pas compris qu’en réprimant la moitié de la population, c’est toute la société qui allait être réprimée. Après plus de quarante ans de la dictature religieuse, le sort tragique de Mahsa Amini a réveillé les hommes. Reconnaissant les souffrances de leurs filles et de leurs sœurs, les hommes ont enfin compris que la libération de leur pays passe par la lutte contre les contraintes que la religion impose sur le corps de la femme.
Depuis, les manifestants crient leur colère partout en Iran et brulent ce voile symbole de l’humiliation de la femme à leurs yeux. Ils expriment leur ras-le-bol de la terreur et de la répression. La seule solution que les ayatollahs ont su apporter à cette crise, c’est le massacrer des foules contestataires. Selon les chiffres officiels, sans doute sous-estimés, quelques 250 personnes ont péri ces dernières semaines dans les manifestations dont la majorité est âgée entre 15 et 20 ans.
Le courage de ces lycéens et écoliers qui sortent dans la rue et se font tués en criant : « femme, vie, liberté », bouleverse le monde. Avec une intransigeance absolue, exprimée à travers des mots parfois drôles, ils revendiquent le renversement sans délai de la République islamique : « nous ne voulons pas des mollahs ». Les dirigeants du régime et leurs Pasdaran (les soldats de l’armée révolutionnaire) sont insultés copieusement, les mollahs n’osent plus marcher dans les rues de peur qu’on leur enlève le turban qu’ils mettent sur la tête, petit jeu qui plait beaucoup aux lycéens et aux écoliers. Voilà le résultat de quarante-trois ans d’éducation religieuse imposée aux Iraniens. Mais chose étonnante, là où personne n’avait jamais osé auparavant toucher à l’islam, les jeunes générations ne visent pas seulement le régime, mais ils remettent aussi en question sa religion et crient : « je hais votre religion, je maudis votre culte » (bizaram az dine shoma, nefrin be âiyne shoma).
La simplicité et la radicalité avec lesquelles les slogans sont formulés montrent que la généralisation des contestations à toutes les catégories sociales et la présence des parents aux côtés de leurs enfants ne retirent pas au mouvement sa coloration juvénile.
Près de 80% de la société iranienne a moins de 40 ans, mais ce sont les plus jeunes qui mènent le jeu. Ils maîtrisent l’informatique et les réseaux sociaux qui sont devenus l’enjeu majeur dans la lutte des Iraniens pour la liberté et la démocratie. Ces jeunes qui sont nés et ont grandi devant l’écran de leur ordinateur ou de leur smartphone, sont capables de contourner la censure à l’aide de leur VPN et de se connecter au réseau mondial n’importe où et à tout moment. Dès que le régime coupe l’internet d’une ville en révolte, ils se précipitent pour se brancher sur le WIFI des bâtiments publics afin de poster les images et les vidéos de la violence que les forces de l’ordre leur infligent. Ainsi, ils arrivent à communiquer avec le monde extérieur et à dénoncer leurs conditions inacceptables de vie. Dans un pays où nombre des internautes sont en train de purger de longues peines de prison pour avoir posté un tweet qui a déplu aux autorités iraniennes, les plus habiles bravent le danger et parviennent à pénétrer dans le système informatique des institutions clefs, comme la télévision nationale, les prisons ou les centrales nucléaires. En sabotant leur système et en divulguant des informations secrètes, ils prennent l’avantage sur leurs adversaires.
L’ingéniosité des jeunes iraniens en matière de nouvelles technologies et leur grande capacité communicationnelle ne les protègent pourtant pas dans la rue où ils se font tuer. La haine avec laquelle ils s’en prennent aux soldats armés jusqu’aux dents, en les injuriant et en leur crachant au visage, est le reflet de la violence qu’ils ont subi tout au long de leur courte vie. Dès leur enfance, ils ont été obligés de respecter des contraintes aussi bien à l’école que dans l’espace public. L’encadrement des écoles iraniennes sous la République islamique ressemble à celui des prisons et les mesures punitives de l’école rivalisent avec la torture.
Plus de quarante années de mauvaise gestion du pays ont détruit l’économie iranienne et n’ont pas laissé la possibilité aux jeunes d’avoir une perspective positive de l’avenir. Persuadés qu’ils ne trouveront jamais leur place dans la société active, ils rêvent de quitter l’Iran pour rejoindre leurs cousins ou cousines qui vivent librement dans les pays démocratiques.
Depuis l’avènement de la République islamique, quelques neuf millions d’Iraniens ont émigré vers l’Occident et, de nos jours, les réseaux sociaux facilitent la communication entre les jeunes à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Ces réseaux sont devenus le vecteur d’une socialisation intra-générationnelle qui semble avoir plus d’impact que la transmission inter-générationnelle. Rejetant toute autorité, les jeunes et les adolescents n’écoutent plus leurs parents, alors que paradoxalement ils restent proches les uns des autres.
Les enfants de la révolution ont été les premières victimes de la politique répressive du régime. Devenus parents, ils ont élevé leurs enfants autrement qu’ils n’avaient eux-mêmes été éduqués. Ils les ont laissés assez libres dans la sphère du privé, tout en leur apprenant de respecter les contraintes et les interdits dans l’espace public, comme eux-mêmes l’ont toujours fait. Mais les petits-enfants de la révolution n’y parviennent pas. Ils comparent leurs conditions de vie avec celles des Iraniens qui vivent en Occident et jugent inadmissible leur emprisonnement dans la religion et ses contraintes. Pourquoi doivent-ils supporter le régime des mollahs ? Pourquoi ne peuvent-ils pas vivre comme leurs cousins, cousines et amis ? L’absence de réponse convaincante les désespère. Ils veulent danser et chanter à tête nue dans les rues de leur pays, ils veulent prendre la main de leur amoureux et poster leurs photos sur Instagram, comme le font les autres jeunes. Leur quotidien devient d’autant plus invivable qu’ils désirent vivre dans un pays libre et démocratique.
Là où l’avenir n’existe pas et le présent est invivable, certains quittent le pays pour goûter à la liberté dont disposent les filles et les garçons de leur âge vivant à l’étranger, d’autres désespèrent et se révoltent. N’ayant ni Dieu ni maître, désespérés et réprimés, les petits-enfants de la révolution estiment n’avoir plus rien à perdre et se révoltent contre tout et contre tous, à commencer par leurs parents. Depuis la mort de Mahsa Amini pourtant, la colère des jeunes a pris une nouvelle forme et s’en prend directement aux ayatollahs qui les empêchent de vivre. Et ce n’est pas la peur de mourir qui fait reculer celles et ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de vivre librement.
L’observation de plusieurs semaines de révolte permet de constater l’émergence des expressions politiques inédites, dans les formes du 21e siècle.
Malgré la terreur et la cruauté des agents du régime qui n’hésitent pas à tuer les jeunes révoltés, ces derniers continuent à exprimer leurs revendications à haute voix dans la rue en utilisant des méthodes qui leur sont propres. Sur les réseaux sociaux, ils ont réussi à mettre en place toute une série de stratégies organisatrices, uniques dans leur genre, qui se sont avérées efficaces et qui permettent à leur révolte de se renforcer.
Plus le temps passe, et plus de nouvelles structures organisationnelles apparaissent. L’observation de plusieurs semaines de révolte permet de constater l’émergence des expressions politiques inédites, dans les formes du 21e siècle. Les jeunes iraniens ont installé leurs chaînes d’information, leurs propres slogans ; ils ont leurs chanteurs, leurs musiques, leur hymne national. Certaines figures marquantes ont émergé parmi eux et nombre de têtes pensantes se sont fait connaître. Parallèlement, plusieurs dizaines de spécialistes en informatique veillent sur la diffusion des vidéos et des images, et assurent le bon fonctionnement des réseaux communicationnels. Cette organisation remarquable a pu créer et maintenir la révolte la plus longue de l’histoire de la République islamique, attirer les confiances et faire adhérer au mouvement de révolte un grand nombre de personnes.
Certes, le relâchement de l’autorité parentale et le renforcement de la socialisation intra-générationnelle à travers les réseaux sociaux, ne sont pas propres à la société iranienne. On les trouve dans toutes les sociétés. Mais ce phénomène prend une dimension singulière dans l’Iran d’aujourd’hui, malmené par les ayatollahs et rongé par innombrables crises – économiques, sociales et politiques – et donne naissance à une révolte nationale qui est susceptible à tout moment de basculer dans une révolution pour la liberté et la démocratie.